Pour Jean-Michel Treille, économiste, il est temps de mettre en évidence les ombres et les lumières de la révolution numérique engendrée par la mondialisation et la société de consommation puis portée au niveau de chacun par Internet. Propos recueillis par Isabelle Zenatti à l’occasion de la sortie du livre « La Révolution numérique. Réinventons l’Avenir » aux Editions Ovadia.
Votre livre parle de la Révolution numérique, comment la définiriez-vous ?
Jean-Michel Treille : C’est la lame de fond qui remet en cause l’ensemble des activités, des relations, des organisations au sein de nos sociétés en relation avec la numérisation croissante de toutes les informations – textes, images, sons – et les possibilités de traitement associé.
Quand et comment a-t-elle commencé ?
La révolution numérique a commencé dans les années 1965 avec l’apparition des premiers ordinateurs équipés de circuits intégrés. Depuis, les performances de ces circuits – microprocesseurs, mémoires – ont doublé tous les 18 mois ; c’est la fameuse loi de Moore qui a permis le développement prodigieux des outils du numérique : réseaux de communication, ordinateurs, tablettes, smartphones, etc.
Aujourd’hui, une clé USB de plusieurs giga – 1 giga est l’équivalent de 40 000 feuilles A4 – est disponible pour une dizaine d’euro. Aujourd’hui, et demain plus encore, les objets et les équipements de notre vie quotidienne seront connectés. C’est l’évolution vers des systèmes intégrés, le big data, tous les filets numériques aux mailles de plus en plus fines qui couvrent l’ensemble de nos activités, sans parler des robots dotés d’intelligence artificielle capables, nous dit-on, de nous surpasser un jour !
Qu’a-t-elle engendré de positif dans nos vies ?
Le développement des richesses de la planète, mesurées par le PIB (Produit Intérieur Brut) qui a été multiplié par six depuis 1980 tandis que la population s’accroissait de 50% : c’est le résultat principal de la numérisation de l’économie. Cette numérisation a favorisé la mondialisation : les locomotives en ont été les grands groupes industriels et financiers. Ils ont su conquérir les marchés, optimiser leurs coûts de production par la répartition internationale du travail en maillant la planète de réseaux d’ordinateurs pour agir comme des armées en temps de guerre.
Beaucoup de services ont aussi pu être améliorés ou développés qu’il s’agisse, par exemple, des soins de santé, de la télémédecine, de l’enseignement en ligne, des transports de masse ou bien des facilités d’accès à l’information sous toutes ses formes, des réseaux sociaux pour échanger et communiquer et des multiples assistants de notre vie quotidienne via Internet. Nous sommes à priori plus riches, plus communicant, dans la caverne d’Ali Baba des produits et services accessibles en ligne.
Quels sont les effets pervers de cette révolution ?
Toutes ces évolutions ont été conduites sous la loi du profit, du rendement dans le contexte favorable des politiques libérales affirmées de plus en plus fortement depuis les années 1980. C’est donc la loi de la concentration du capital financier et du « capital information » entre les mains des acteurs dominants de l’économie et de nos sociétés, en particulier les grands du Web. La condition de base, c’est l’uniformisation des marchés et des comportements, facteur de profitabilité des investissements sur des grandes séries.
Il en résulte, c’est intrinsèque au développement strictement capitaliste, de profondes inégalités entre pays, entre territoires d’un même pays, et aussi au sein des populations, entre ceux qui dirigent ou bénéficient du système et ceux qui en sont exclus parce qu’oubliés dans les choix d’investissement – par exemple, les zone rurales – ou placés sur un marché de l’emploi défavorable ou jugés insuffisamment performants.
Internet, dans cette logique, est le vecteur de la consommation des milliards d’internautes sans cesse provoquée et entretenue. Leurs traces numériques – les données collectées lors de leurs connexions et de leurs consultations d’informations en ligne ou dans le cadre de leurs échanges sur les réseaux sociaux – sont la matière première gratuite des sociétés principales du Web, telles Google, Yahoo, Facebook, qui en tirent leurs revenus et leur profit par les services qu’ils proposent aux annonceurs en se rémunérant, par exemple sur le nombre de clics sur une publicité.
La surveillance numérique, les collectes de données constituent-elles un réel danger pour la démocratie et la liberté ?
« L’information, c’est du pouvoir » : celui des sociétés du Web qui disposent de nos traces numériques qu’elles utilisent à leur grand profit pour le compte des annonceurs de la société de consommation. Toute réglementation à l’encontre de cette captation va à l’encontre de leurs intérêts. Elles réfutent la notion de personne numérique. Dans leur logique, toute information privée n’est qu’un bien marchand à exploiter au mieux pour inciter à consommer.
Mais découpler la protection de la personne physique de celle de la personne numérique – les données qui concernent ses faits et gestes, ses goûts, ses opinions, ses fréquentations – n’est-ce pas menacer fortement la liberté d’expression et de comportements des personnes physiques et les exposer à des formes de pression, de manipulation et de chantage plus ou moins insidieuses ?
Aujourd’hui toute personne est placée sous un double statut : celui de consommateur potentiel avec les harcèlements et asservissements numériques qui en résultent, celui de suspects potentiels pour les Etats impliqués dans la surveillance de masse avec tous les risques qui en découlent pour les libertés individuelles et les comportements collectifs. Les mêmes questions se posent avec le déploiement des réseaux de plus en plus intégrés et sophistiqués de vidéo surveillance.
Comment les citoyens peuvent-ils faire face à ces mutations ? Comment peuvent-ils agir ?
Accepter la situation actuelle et ses évolutions, c’est accepter que notre Avenir soit programmé dans les plans des grands groupes guidés par les lois du marché et le critère rentabilité. En l’occurrence, ils ne font que leur métier. Les États ne proposent aucun plan complémentaire ou alternatif prenant en compte des critères autres, de bien commun et d’intérêt public. Ils n’interviennent que contraints pour réparer les dégâts de la croissance ou pour éviter leur propagation.
Or toute une série d’évolutions de fond appelle un autre modèle de croissance, c’est-à-dire de vrais modèles de développement qui visent à réduire toutes les inégalités, à faire face au vieillissement des populations et au déséquilibre démographique grandissant entre pays riches et pays pauvres, tout en reconnaissant la pénurie des ressources physiques – les terres arables, l’eau, les matériaux rares naturels – et la destruction fortement engagée du capital naturel, etc.
La société de consommation a fortement détérioré le tissu social et le sens du collectif avec un effondrement de la notion d’intérêt public et de bien commun. Il est donc essentiel que chacun prenne conscience des évolutions en cours, s’interroge sur l’avenir qu’il souhaite pour lui-même et ses enfants et, dans cette perspective, sur les emplois d’Internet et des outils du numérique pour les mettre au service de ses ambitions, de ses idéaux personnels et professionnels.
Un préalable est l’éducation de tous aux menaces mais aussi aux possibilités liées aux techniques numériques puis à leur appropriation.