Texte de Stéphane Mourlane, Maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université d’Aix-Marseille. Extrait de CIAO ITALIA ! Un siècle d’immigration et de culture italiennes en France ; Stéphane Mourlane, Dominique Païni ; Editions de La Martiniere
Au milieu du 19e siècle jusqu’au milieu du 20e siècle, près de 30 millions d’italiens ont quitté leur pays. L’exposition Ciao Italia du Musée national de l’histoire de l’immigration retrace le parcours géographique et socio-économique de ces immigrés et analyse l’empreinte qu’ils ont laissée sur la société française! L’article ci-dessous de Stéphane Mourlane, maître de conférence à l’université d’Aix-Marseille et commissaire scientifique de l’exposition, rappelle les jalons de cette immigration est issu de l’ouvrage qui accompagne l’exposition.
L’arbre généalogique de plusieurs millions de Français comporte une branche italienne, même si celle-ci n’est pas toujours visible ou bien identifiée en raison d’une progressive francisation des patronymes qui, quelques soient les époques, traduit l’intégration jusqu’à la dilution au sein de la société. L’immigration transalpine est en effet ancienne.
Déjà au Moyen-Âge, clercs, marchands, banquiers, artistes mais aussi colporteurs et paysans de ce pays qui n’est encore qu’une « expression géographique » trouvent en France une terre d’accueil. À partir de la Renaissance, certains participent au gouvernement du royaume (Catherine de Médicis, Concini, Mazarin) tandis que d’autres contribuent à son rayonnement culturel (Vinci, Goldoni, Lully), conférant aux Italiens une grande visibilité et les affublant de stéréotypes tenaces, alors que leur nombre demeure restreint. Ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle que l’immigration devient massive et continue jusqu’aux années soixante du siècle suivant.
Une nation d’émigrants
Alors que l’unité politique la Péninsule prend forme avec la proclamation du royaume d’Italie, en 1861, s’amorce l’un des plus importants mouvements migratoires de l’histoire ; une véritable « Ulysse collectif » qui voit pendant un siècle 26 millions d’Italiens quittés l’Italie.
En 1913, année culminante de la « grande émigration » d’avant la Première Guerre mondiale, ils sont 872 000 à partir. L’Italie connaît un fort accroissement de sa population que son économie ne parvient pas à absorber. Faiblement industrialisée, essentiellement au Nord, le pays est en outre marqué par une crise rurale liée à l’archaïsme des structures et à l’intégration difficile au sein de l’économie libérale de l’Europe occidentale. Pour beaucoup, le choix se pose entre « voler ou émigrer » selon la formule de l’évêque de Plaisance, monseigneur Scalabrini.
Pour autant, ce ne sont pas les plus pauvres qui empruntent « le chemin de l’espérance », car l’émigration a toujours un coût. Les motifs économiques sont également essentiels aux lendemains des deux conflits mondiaux et chaque crise suscite son flot de migrants. S’y ajoutent, et souvent s’y mêlent, des motifs politiques. Dès le début du XIXe siècle, le processus d’unification a suscité l’exil. Paris et Marseille accueillent des opposants de tous bords, Bourbons ou Républicains comme Mazzini. Une fois l’unité faite, ils sont rejoints par des anarchistes et des socialistes. À partir des années 1920, les communistes viennent renforcer les rangs de ceux qui fuient la répression fasciste.
La France, terre d’accueil
À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les émigrants franchissent pour moitié l’océan vers les Amériques. Mais derrière les États-Unis et l’Argentine, la France constitue la troisième destination. La proximité géographique, le déficit naturel de la population française et les besoins de main-d’œuvre liés à la croissance de l’économie expliquent cette attraction.
De 63 000 en 1851, le nombre des Italiens passent à 240 000 en 1881 puis à 330 000 en 1901, dépassant à ce moment les Belges pour devenir la première nationalité étrangère dans l’Hexagone. À la veille de la guerre, ils sont 420 000 soit 36% des étrangers et plus de 1% de la population en France. Ils sont pourtant, selon les services italiens, 1,8 millions à avoir franchi les Alpes entre 1873 et 1914. L’immigration italienne prend donc la forme d’une véritable noria faites d’allers-retours et de transits vers d’autres destinations. Ce mouvement permanent n’est évidemment pas sans effet sur le processus d’intégration. L’instabilité causée par la guerre puis les rappels sous les drapeaux lorsque l’Italie entre dans le conflit en 1915 conduit d’ailleurs à un important mouvement de retours (150 000 environ). La perte est compensée très vite à la sortie de la guerre et, en 1921, le nombre d’Italiens en France est équivalent à celui de 1913 en raison de la saignée démographique qui conduit en France à une baisse de la population active et des besoins de la reconstruction.
Contrairement aux « coloniaux » venus remplacer les hommes partis au front pendant la guerre, les Italiens font figure de « bons » immigrés. Dès le 19 septembre 1919, un accord est signé avec l’Italie pour favoriser leur introduction tandis que le patronat tente d’organiser leur recrutement par le biais de la Société Générale d’Immigration qui disposent d’antennes en Italie. La plupart échappe toutefois à ce cadre et entre en France de manière autonome.
Les restrictions imposées par les pays américains font alors de la France le premier pays d’accueil de l’émigration italienne. La politique de fermeture des frontières du régime fasciste à partir de 1927 n’y fait rien, leur nombre ne cesse de s’accroître pour atteindre le chiffre record de 800 000 en 1931 – sans doute un million en incluant les saisonniers et les clandestins – soit 7% de la population hexagonale.
La crise des années trente mais aussi les naturalisations de plus en plus importantes entraînent un fléchissement : les Italiens sont 720 000 en 1936. La guerre constitue en revanche un véritable coup d’arrêt. Dès 1938, le régime fasciste encourage les retours (160 000 entre 1939 et 1941) tandis que l’appartenance à une nation ennemie, coupable d’un « coup de poignard dans le dos » rend la situation des migrants très inconfortable.
Les Italiens retrouvent néanmoins leur place au sein de la « bonne immigration » définie par le général de Gaulle après la guerre. L’État français s’emploie alors à mieux structurer sa politique migratoire par la création de l’Office national de l’immigration (ONI) qui dispose d’un centre la sélection à Milan. Les conditions de la sélection sont fixées par des accord entre les deux pays signés en 1946 et 1947. Leur caractère trop contraignant favorise l’immigration clandestine et l’essentiel du travail de l’ONI consiste à régulariser. Le temps des grands flux est toutefois passé : les Italiens sont 507 000 en 1954 et se voient dépasser en nombre par les Espagnols lors du recensement de 1968. La France est devenue moins attractive : l’Italie connaît son « miracle économique » tandis que d’autres pays, comme l’Allemagne, la Suisse ou la Grande-Bretagne en Europe, offrent des conditions salariales plus avantageuses à ceux qui quittent encore la Péninsule.
Visages d’Italie
Les Italiens qui franchissent les Alpes sont pour huit sur dix d’entre-eux originaires du Nord de la Péninsule. En 1914, ils sont Piémontais à 28% dont une très large part de la province frontalière de Cuneo. Viennent ensuite des Toscans (22%), les Lombards (12%) et les Émiliens. Les Méridionaux sont peu nombreux sauf à Marseille où les pêcheurs napolitains forment une communauté bien structurée.
Après la Première Guerre mondiale, les très nombreux migrants originaires de Vénétie, qui jusqu’alors délaissait la France, se font plus nombreux et représentent 31% des entrées. Pour les mêmes raisons, liées à la fermeture des frontières américaines, les Méridionaux voient également leur proportion augmentée. Après la Seconde Guerre mondiale, ils deviennent même majoritaires (59%). À nouveau, la question de l’intégration se pose : « ces immigrants du Sud n’ont rien en commun avec leurs compatriotes venus en France il y a dix ou vingt ans et déjà fortement enracinés chez nous. Aussi bien sur le plan professionnel que sur le plan culturel, il n’y a aucune comparaison » fait remarquer un dirigeant d’entreprise de la sidérurgie lorraine. Les origines méridionales de ces nouveaux migrants réactivent l’image d’une population violente et criminelle : les références à la vendetta et la mafia font florès. Déjà, à la fin du XIXe siècle, le profil des migrants, des hommes jeunes, célibataires, appartenant à la « classe dangereuse » des ouvriers, les avait désignés dans l’opinion comme coupables de tous les désordres. Les femmes sont, il est vrai, environ deux fois moins nombreuses, même si l’immigration familiale est à mesure du temps plus importante.
« Petites Italies »
Dans un premier temps, les Italiens s’installent pour les deux tiers d’entre-eux dans le Sud-Est de la France. En 1911, ils représentent 20% de la population des Alpes-Maritimes et un quart de la population marseillaise. Pour des raisons de proximité géographique et d’offres d’emploi la grande région lyonnaise, de Saint-Étienne jusqu’aux Alpes, les accueille.
Au cours de l’entre-deux-guerres, la région parisienne gagne en attractivité grâce au développement du chemin de fer tandis que les industries et les mines de Lorraine et le Nord satisfont la quête d’emploi d’une population pour l’essentiel non-qualifiée, prête à accepter les travaux les plus pénibles et les moins rémunérés. Dans le Sud-Ouest, c’est le travail agricole délaissé par les populations locales qui nourrit un courant migratoire significatif. Progressivement, c’est dans l’ensemble de l’Hexagone que l’immigration italienne essaime.
Les filières et les réseaux familiaux, villageois ou provinciaux structurent en général le courant migratoire. On rejoint un parent, un voisin, une connaissance qui, souvent, offre dans un premier temps le logement et donne accès au marché de l’emploi. Ainsi, les Italiens se regroupent-ils en fonction de leurs origines régionales dans les mêmes quartiers, les mêmes rues.
Dans certaines communes comme à Briey ou à Villerupt en Lorraine, à Roquefort-ma Bédoule près de Marseille, les Italiens sont majoritaires. Leur présence n’y est que rarement exclusive ce qui conduit à nuancer le tableau, plutôt américain, de « petites Italies ». Il n’en reste pas moins que ces espaces urbains sont marqués de leur empreinte. Cavanna évoque à propos de la rue Saint-Anne de Nogent où résident les « Ritals », « un monde qui n’a rien à voir ».
Par la suite, on dira pourtant qu’ils sont « presque même ». À ce moment, il est vrai, le flux migratoire transalpin s’est tari. Depuis les années 1960, les Italiens régressent dans le classement des nationalités étrangères représentées en France. Ils n’ont pas pour autant disparu comme leur invisibilité pourrait le faire croire et l’histoire de ces millions de migrants gagne à être mieux connu.