En Birmanie, le « Vénérable W. » est un moine bouddhiste très influent. Partir à sa rencontre, c’est se retrouver au cœur du racisme quotidien, et observer comment le discours haineux se transforme en violence et en destruction. Images d’archives insoutenables, entretiens qui font froid dans le dos, témoignages de journalistes et d’activistes pour les droits de l’Homme : Barbet Schroeder lève le voile sur le chemin mental et politique de la haine et livre un grand documentaire comme un signal d’alarme. Entretien avec Barbet Schroeder. Propos recueillis par Emilie Bickerton.
L’origine du film
Pour moi, le bouddhisme est une religion athée, sans dieux, et qui permet le pessimisme. Cette pensée m’a toujours fasciné, au point qu’en 1961, à l’âge de 20 ans, j’ai entrepris un long voyage sur les lieux historiques du Bouddha jusqu’au Sri Lanka.
Tout change et se transforme constamment : c’est l’une des idées fondatrices de la vision bouddhiste du monde. Le Bouddha a lui-même annoncé, de son vivant, la fin de sa propre doctrine : il a estimé que, 5000 ans plus tard, il n’en resterait plus rien… Aucun chef religieux n’a jamais eu ce courage. C’est peut-être pour cela que j’ai toujours considéré le bouddhisme comme l’un des trésors les plus précieux de l’Humanité.
L’idée de ce film a émergé après la relecture, il y a près de deux ans, de l’extraordinaire et incontournable Bouddha historique, de Hans Wolfgang Schumann, suivi par hasard du Rapport de la Faculté de Droit de l’Université de Yale, qui suppliait très officiellement les Nations Unies d’intervenir en Birmanie. Le texte énumérait tous les signes d’un début de génocide à l’encontre de la minorité musulmane des Rohingyas et incriminait plus précisément un mouvement de moines extrémistes. J’ai voulu en savoir plus.
Je suis donc parti sur place, dans la ville la plus bouddhiste du monde, Mandalay, qui compte plus de 300 000 moines pour 1 million d’habitants. Ces moines sont répartis dans des centaines de monastères à travers la ville. Ils suivent tous la tradition du Theravada, qui est la plus proche du bouddhisme originel.
Je ne suis pas le seul à penser le bouddhisme comme l’un des derniers remparts de l’Occident, et pour moi sans doute la dernière illusion, la seule religion qui a jusqu’à présent su éviter le fanatisme et l’extrémisme. L’idée bouddhiste a d’ailleurs pénétré tout l’Occident, depuis la découverte de ses textes traditionnels par quelques penseurs au milieu du XIXème siècle, parmi lesquels Schopenhauer (qui fut l’un des premiers à les découvrir, en 1814 lors de son séjour à Weimar chez Goethe et son cercle d’amis). La réputation du bouddhisme s’est ensuite étendue en Europe, en s’accélérant jusqu’au délire au XXème siècle dans toute l’Amérique du Nord et le monde occidental.
La « trilogie du mal »
Le même point de départ est à l’origine de ces projets : il s’agit de rencontrer en les faisant parler sans les juger des personnages au travers desquels le mal peut s’incarner sous différents visages et en laissant l’horreur ou la vérité s’installer d’elles-mêmes petit à petit.
Lors d’une conversation l’écrivain de théâtre anglais Patrick Marber m’a demandé tout d’un coup : « Nous sommes maintenant au XXIème siècle, quel est d’après vous le thème le plus important qu’un dramaturge devrait aborder ? »
Je me souviens de lui avoir répondu sans hésiter : le mal. Il était très légèrement déçu par ma réponse, en me demandant si je ne pensais pas que Shakespeare avait déjà beaucoup couvert ce terrain-là.
Pour moi, chaque époque voit naître ses propres manifestations du mal, c’est pourquoi le thème est inépuisable, inséparable de l’humanité, particulièrement pour le 20ème siècle, sans parler du 21ème qui a l’air de vouloir faire de la haine et du mensonge des sujets incontournables.
Donner un troisième volet à cette trilogie du mal était une obsession depuis longtemps. Dès la fin du tournage d’Amin Dada deux projets ont été très avancés et très près d’aboutir. Le premier aurait été sur les Khmers Rouges, sur la dictature de l’utopie, en opposition à celle plus traditionnelle d’Amin Dada. Ceux qui restaient des Khmers rouges étaient assiégés par les Vietnamiens, ils étaient sur le point d’être exterminés et très souvent bombardés. L’idée était d’aller les rejoindre et de demander des entretiens à tous les chefs Khmers rouges qui étaient encore là autour de Pol Pot. À travers des intermédiaires, on m’avait assuré qu’ils auraient tous accepté car je m’étais engagé à ne jamais parler de leurs années au pouvoir mais uniquement de leurs années d’université à Paris, de leurs influences, leurs rêves anticolonialistes, de leurs cafés du quartier latin, etc. Le film allait de plus être tourné entièrement et parlé uniquement en Français.
Le film n’a pas abouti. J’avais pourtant trouvé la moitié du financement auprès d’un très riche Anglais. Mais je n’ai pas convaincu la TV française et ce n’est qu’à la victoire des Vietnamiens que j’ai fini par définitivement abandonner ce projet auquel je tenais plus que tout, car il aurait montré un mal absolu sous ses meilleures intentions utopiques.
L’autre projet assez avancé était sur Lopez Rega, sorcier, magicien et chef des escadrons de la mort en Argentine. Il était l’acolyte d’Isabelita Péron, tous deux avaient donné leur accord. En fait il s’agissait pour moi d’un documentaire à quatre personnages dans lequel les deux personnages vivants faisaient un écho caricatural à Juan et Evita Perón, évoqués à travers les extraordinaires images d’actualités de leur période au pouvoir qui avait peuplé mon enfance en Colombie. Le film aurait examiné comment le mal utilisait le mythe d’Evita et la sorcellerie pour inspirer les Escadrons de la mort.
Évidemment avec Le Vénérable W. la donne était différente puisqu’il était question du possible premier génocide du XXIème siècle. Je ne pouvais pas laisser selon mon habitude le spectateur découvrir seul les outrances cachées ou calculées de Wirathu. Il était donc impossible de ne pas évoquer aussi le point de vue des victimes Rohingya à l’aide des extraordinaires archives modernes auxquelles j’ai eu accès. Il fallait aussi faire intervenir une autre parole bouddhiste, à travers deux moines de la même génération que Wirathu, mais qui lui sont idéologiquement opposés.
Comment s’est fait le film
Après plus de six mois d’intenses recherches approfondies dans le secret le plus absolu, nous avons pris des visas de touristes et des billets à prix réduit. Une fois sur place, après avoir établi une base dans un hôtel modeste j’ai fini par réussir à rencontrer Wirathu et lui proposer cette aventure. Il voulait savoir pourquoi je voulais faire ce film, je lui ai répondu que Marine Le Pen partageait beaucoup de ses idées, et que si elle arrivait au pouvoir elle ferait sans doute appliquer des lois semblables à celles qu’il venait d’arriver à faire voter dans son pays.
En fait la réponse que j’avais donnée à Wirathu était assez proche de la vérité car c’était en effet des problèmes occidentaux dont je voulais aussi parler, en approchant un personnage dont le bouddhisme était en fait avant tout nationaliste et populiste. Une fois sur place j’ai donc compris que nous avions beaucoup à apprendre des bouddhistes extrémistes. Les “axes du mal” et les populismes n’ont pas de frontières… Je voulais comprendre comment ce genre de paroles provoquaient des passages à l’acte alors que ceux qui les prononçaient avaient souvent un discours de paix et d’harmonie.
Toutes les religions ont une face claire qui prêche la paix et la bienveillance, mais la sagesse du Bouddhisme à cet égard est inégalable et augmente notre perplexité. L’image de la braise rougeoyante deviendra l’une des images clefs du film et montre comment les paroles de haine après une période d’incubation peuvent, à la moindre étincelle, déboucher sur des émeutes où sont incendiés des quartiers musulmans tout entiers et leurs mosquées transformées en ruines.
Cette partie du film a été réalisée grâce à des images prises au cours des émeutes et où l’on peut constater que l’armée ou la police sont souvent là, mais n’interviennent pas. Il est difficile de ne pas faire des analogies avec le phénomène des « pogroms » de Russie, de Pologne, d’Allemagne et d’ailleurs. Cette non intervention est l’une des constantes de tous les pogroms et il faut bien en conclure que le pouvoir malgré ses dénégations doit bien finir par y trouver un avantage.
Ils avaient tous de très bonnes raisons pour empêcher le film de se faire. Il y avait d’abord le pouvoir, partagé entre deux sous-groupes, les Militaires pour lesquels W. avait fait campagne, et son ennemie mortelle Aung San Suu Kyi qui a été rapidement dépassée par la situation et a fini, surtout après le 9 octobre 2016, par défendre sans retenue les exactions des Militaires allant jusqu’à qualifier de “Fake Rape” leur utilisation systématique de l’arme du viol, pourtant analysée en détail dès 2002 par les rapports des SWAN, Shan Women Action Networks et en 2017 par de très sérieux journalistes.
Il y avait aussi, sur le terrain, les bouddhistes extrémistes opposés aux musulmans continuant d’organiser leur mouvement Ma Ba Ta en essayant, peut-être avec l’aide des Militaires, de devenir les arbitres de l’échiquier politique du pays.
La situation est devenue intenable quand nous nous sommes rendus compte que l’influence modératrice de Aung San Suu Kyi avait disparu et que les Militaires décidaient à nouveau de tout et s’apprêtaient à s’occuper sérieusement de nous après avoir constitué un dossier incluant des photos de notre tournage clandestin dans tous les endroits musulmans que nous avions filmés. Ils étaient aussi au courant de toutes nos visites à Wirathu.
Nous sommes sortis du pays in extremis. Mais nous n’avions pas encore vraiment compris la gravité de la situation. Nous étions persuadés de pouvoir revenir un ou deux mois plus tard après avoir obtenu des visas de journalistes. À tel point que nous avions laissé sur place deux malles en fer avec beaucoup de ce dont nous avions besoin pour le 2ème tournage. Il a fallu déchanter, un ordre venant directement du sommet, pour le porte-parole de Aung San Suu Kyi nous interdisait dorénavant l’entrée du pays jusqu’à nouvel ordre.
Pour pouvoir terminer un film déjà bien avancé nous avons donc dû organiser la deuxième partie du tournage à partir de la Thaïlande voisine. Il restait quand même une dizaine de personnes qui devaient absolument intervenir dans le film. Nous les avons ou fait venir à Bangkok ou rencontrés dans des zones frontalières de jungle peu fréquentées. Le montage a lui aussi été palpitant puisque nous étions confrontés à une situation extrêmement changeante. Il fallait chaque jour nous répéter le mantra afin de ne pas perdre notre direction et notre concentration dans le tourbillon de nouvelles birmanes, en continuant de rechercher par exemple des preuves convaincantes et irréfutables de la collusion entre les Militaires et Wirathu.
Personne n’y était arrivé sauf Andrew Marshall pour Reuters, avec la découverte du personnage de Kyaw Lwin, l’inventeur du concept 969, qui a malheureusement très peu rencontré W., peut-être même une seule fois en 1992, avant que Kyaw Lwin ne quitte son poste moins d’un an après avoir été nommé en charge des affaires religieuses par les Militaires. Nous avons dû abandonner cette piste comme beaucoup d’autres après des mois de travail. L’un des pièges de ce projet était aussi de ne pas finir par faire un film sur les Rohingyas. Vu l’urgence de la situation c’était pratiquement inévitable, mais j’ai toujours voulu recadrer ce problème à l’intérieur d’une haine générale pour le monde musulman et des dangers que cela pouvait représenter dans n’importe quel pays. Il fallait aussi trouver une fin à cette histoire qui avançait et continue d’avancer comme un toboggan. La fin avec Daw Aung San Suu Kyi et l’intervention du monde musulman m’ont paru une fin provisoire intéressante.