Stéphanie Melyon Reinette est sociologue et artiste. Dans cet entretien, elle partage son parcours, ses valeurs et ses espoirs. Son message ? Aies le courage de tes convictions. Propos recueillis par Isabelle Zenatti.
Comment vous définiriez-vous ? Qui êtes-vous ?
Stéphanie Melyon Reinette : Je trouve qu’il est difficile de se définir… Encore aujourd’hui alors même que j’ai la sensation d’y voir beaucoup plus clair dans mes propres engagements, que les directions que j’ai empruntées – que j’ai longtemps crues parallèles et diamétralement opposées – s’avèrent indissociables.
Je dirais que je suis à la fois chercheure et expérimentatrice pour tout ce qui émane de moi: sociologie et poésie, recherche et art, réflexion et créativité finalement sont indissociablement liés dans mon fonctionnement, dans mon existence. Une discipline se nourrit de l’autre. Je crois que plus que deux discipline c’est ma façon de regarder le monde. La poésie y est partout présente, comme le besoin de connaître et d’expérimenter. La diversité des cultures. Et la danse également est finalement ce qui rythme le monde, comme la musique est partout…
L’engagement est une des sources qui irrigue ma personnalité
Alors je refuse de choisir entre la recherche qui est ce qui fonde ma personnalité: comprendre la différence, l’expliquer, l’observer comme trouver le meilleur mot, vers, pas pour l’exprimer. Je suis donc sociologue engagée et artiste (poète, danseuse). Et tout cela n’est que création… Et puis l’engagement est également une des sources qui irrigue ma personnalité: l’art comme la sociologie doivent servir une cause, un projet, une intention, un augure lumineux, c’est ce vers quoi je tends.
Racontez-nous un peu votre enfance, vos ambitions, et qui vous a inspiré à devenir la personne que vous êtes devenue aujourd’hui ?
Mon enfance a été particulièrement heureuse. Je ne parle pas ici du Nirvâna ou d’une espèce de béatitude. Cela n’existe pas sauf à l’état méditatif. Je parle des petits bonheurs qui sont dans les petites choses. J’ai une grande fratrie : mon père a eu 8 enfants dont mon Triptyque (j’ai un frère et une sœur jumelle, nous sommes triplés!), ma mère 5 enfants dont notre Triptyque, une grande sœur et un frère adoptif. En somme j’ai 5 sœurs et 4 frères.
Ce que j’aime dans ma famille c’est l’arc-en-ciel des carnations et des textures de cheveux et des profils. Nous sommes tellement différents et semblables pour ce qui nous réunit. Nous sommes un patchwork des sangs qui se sont mêlés en nous! Et j’aime cela. C’est une peu une forme d’universalité, pour moi, comme l’antillanité et la créolité sont universels car nous avons embrassé en notre carrefour la biodiversité humaine.
J’ai grandi au cœur de familles très claniques au sens de l’entraide mutuelle, on koumbit ! J’ai été choyée par un père haut fonctionnaire et une mère médecin pour lesquels j’ai une admiration sans bornes.
J’ai toujours rêvé d’être danseuse petite. J’ai tanné mon papa pendant des mois pour qu’il m’inscrive à la danse et une fois cela fait, j’ai poursuivi mon cheminement ateliers, semi-professionnel, parallèlement à mes études en Langues et Littératures Étrangères que mon père ne voulait pas me voir quitter. J’allais à la danse avec ma sœur jumelle Prisca avec laquelle je continue toujours à travailler : c’est ma première alliée dans toutes mes entreprises. Comme ma mère d’ailleurs (alliée, manager parfois, rires). J’ai toujours aimé écrire. Je trimballais toujours un cahier avec un crayon pour griffonner des poèmes, et je continue encore… J’ai fait mes premières classes en Guadeloupe où j’ai obtenu un Bac L avec trois langues (anglais, espagnol, allemand).
J’ai grandi au cœur de familles très claniques au sens de l’entraide mutuelle
Très tôt j’ai développé un goût pour les langues et in extenso pour les cultures. Je me suis orientée vers un DEUG LEA Commerce International Anglais Espagnol à Paris XII. Le commerce n’est définitivement pas mon truc. Moi c’est plutôt l’humanitaire, l’humain mon dada! Alors je bifurque vers les Lettres « pures », enfin là, même le pur est panaché: langues, littératures, civilisation. La dernière sera mon domaine de prédilection: culture, identité, langues, race, etc. Une option en DEUG a fait écho à ce que je vivais quotidiennement à Paris : l’expérience de mon altérité. On me renvoyait sans cesse à ma différence et je constatais que je n’existais pas – que mon peuple n’existait pas – dans l’histoire de France. Une de tout ce qui s’est révélé par la suite.
Mon engagement s’est fait jour, et tout ce qui avait été semé par le propre engagement de mon père – dicible par sa bibliothèque – a émergé. J’ai donc étudié chez moi jusqu’à obtenir un doctorat en civilisation américaine « De la diaspora haïtienne à la communauté haitiano-américaine : Modèle d’une intégration réussie ? ».
Quels sont les défis auxquels vous avez été confrontée dans votre carrière académique et artistique ? Quels ont été les obstacles les plus importants que vous avez dû surmonter ?
Je n’ai pas la sensation d’avoir vécu des obstacles particuliers. J’ai la sensation d’avoir les choix qui me correspondaient. J’ai trouvé les voies. Je fais les rencontres nécessaires et providentielles. Et surtout j’ai appliqué l’adage de mon père « il n’y a que le travail qui paie ». Peut être aurais-je affronté des obstacles autres que ceux auxquels sont confrontés n’importe quel étudiant si j’étais restée à Paris. J’ai choisi de revenir dans mon ile-nation pour étudier ce qui collait à ma peau, ce qui me collait à la peau, pour trouver les réponses que je cherchais. Et finalement, j’étais sur mes rails.
Au niveau artistique, je trouve un avantage à avoir fait des études et à pouvoir refuser des propositions. Disons que certains artistes – vu l’état de la culture en France et son fonctionnement – doivent accepter des choses qu’ils ne feraient pas autrement, tout en développant leur propre répertoire avec l’exigence que cela requiert. Mais, j’ai le sentiment que cela m’offre un supplément de liberté.
Le fait d’être une femme a-t-il affecté votre cheminement, et de quelle façon ?
Être une femme affecte nécessairement votre parcours parce que c’est le propre des sociétés dans lesquelles nous vivons. Nos sociétés sont régies par des hommes, phallocentriques, machistes. Même lorsque certaines femmes veulent s’imposer dans ces sociétés c’est en employant des comportements, des atours, des attitudes, des propos machistes. Elles pensent qu’elles ne peuvent faire autrement. En somme, être féminine, sexy, ET professionnelle est une forme de féminisme !
Être une femme affecte nécessairement votre parcours parce que c’est le propre des sociétés dans lesquelles nous vivons
Personnellement, j’ai été confrontée à tout ce à quoi une femme peut être confrontée dans le milieu professionnel. Mais en restant droite et professionnelle, j’ai travaillé et obtenu mes diplômes. Ce n’est pas en tant que femme que j’ai rencontré des problématiques. Je crois qu’être une femme a plutôt été un atout. De plus, depuis ma grand-mère maternelle, les femmes de ma famille sont toutes des professionnelles occupant des postes à responsabilité.
Par conséquent, j’ai toujours cet exemple qu’être une femme n’est pas un obstacle, ou ne doit pas l’être. Ma mère est une femme de poigne. Ma grand-mère aussi. Beaucoup de femmes antillaises sont de grandes entrepreneures. C’est un état d’esprit. Et contre les obstacles du sexisme, on lutte.
Quels sont les obstacles à l’égalité hommes-femmes ?
Pour moi, les obstacles à l’égalité sont les inéquités que nous créons tous à travers l’éducation. ‘Nous’ implique les hommes comme les femmes. Les traditions semblent souvent imposées par les hommes, pour les hommes, mais elles sont perpétuées par les femmes. Peut être que pour chacune de ces traditions, un homme a dit à une femme, à l’origine, ‘à partir de ce jour ton corps m’appartient et tu apprendras à ta fille à faire pareil avec son époux’. Et ‘notre fils, par ton exemple et le lien apprendra qu’elle est la place d’une femme’.
Et dans nos inconscients aujourd’hui, nous femmes continuons à nous voir comme « moins » que les hommes… Bien que les choses changent. Même si je crois que nous sommes fondamentalement différents hommes et femmes, entre hommes, entre femmes… Tous les hommes ne sont pas forts, ou pas de manières équivalentes, ou pas tous plus forts qu’une femme. Toutes les femmes ne sont pas fragiles ou sexy, ou pas de la même manière, ou pas aux yeux de tous les hommes.
Je vis à la croisée de plusieurs cultures et fondamentalement, j’aime en explorer d’autres
En somme, je retiendrai deux choses. Il y a des personnes dans ce monde qui portent des organes génitaux qui leur confèrent une fonction magique dans ce monde : féconder ou être fécondée. Co-concevoir la vie ou l’accoucher. Ou pas avec les cas d’infertilité. Physiologiquement nous nous complétons. Nous avons (chacun des sexes) un pouvoir immense, inutile sans l’autre dans l’œuvre procréatrice; mais les déterminismes hormonaux ne font pas tout. Nous sommes aussi le fruit de notre éducation, de notre environnement socialisant… Vaste débat, n’est-ce pas?
Le social est ce qui nous fonde dans le relationnel. S’il est construit il peut être déconstruit. Aussi, on peut réviser son jugement sur l’autre, on peut réapprendre à vivre avec l’autre ou tout au moins comprendre que sa différence ne nous affecte pas, sauf à pérenniser l’ethnocentrisme. En somme, l’obstacle premier est l’éducation qui fonde les hommes dans l’égotisme civilisationnel, ce « nous-centre-du-monde », et c’est la tare de tous les hommes.
Quelle est à votre avis votre contribution la plus importante à la société/à votre communauté ?
Je ne sais pas et je ne pense pas que ce soit à moi d’y répondre. Je ne mesure pas l’impact des actions que je mène. Peut-on ? Doit-on ? Enfin mon unique conviction est ma volonté de m’inscrire dans une existence positivement utile pour moi-même et les sociétés dans lesquelles je vis (en tant qu’antillaise, caribéenne, je vis à la croisée de plusieurs cultures et fondamentalement, j’aime en explorer d’autres).
Écrire c’est inscrire… C’est graver
Les outils que j’ai choisi: la recherche et les arts, et par leur entremise, j’accouche d’une pensée, parfois sociologique, anthropologique, parfois poétique, cathartique. Une veine commune: l’engagement. Issue d’un peuple enfanté dans les fers, émergence de la colonisation, dans l’oppression, le mutisme, la ‘décervelation’, l’amnésie, je me fais fort d’écrire, de (dé)clamer, de penser, de m’enraciner pour contrevenir aux effets du déracinement et de l’aphasie dont nous souffrons.
Écrire c’est inscrire… C’est graver. Par ailleurs, je m’efforce de créer des espaces de dialogue, d’échange, d’enrichissement mutuelle et de transmission. La transmission est aujourd’hui le véritable nerf de la guerre. Voilà ma vocation. Je laisserai quelques fruits de mon travail sans savoir s’ils feront œuvre…
Quel est votre message pour les autres femmes pouvant être inspirées par votre parcours ?
Mon message pour les autres femmes tient en quelques mots : aies le courage de tes convictions. Détermine-toi pour toi-même. Apprends à dire ‘non’ et à l’imposer dès que les choses ne correspondent pas à tes attentes ou outrepassent les limites et frontières que tu te fixes. Accepte l’amour dans ta vie, mais fais toujours passer ton amour-propre avant le reste. En somme, prends soin de toi et fie-toi à ton étoile, ton inspiration.
Stéphanie Melyon Reinette © Adeola Bambe