De la Deep South à la Caroline du Sud, en passant par New York et Kansas City, downtowns et bitume en traversée, le tempo body and soul, tour à tour riant et gémissant, le piano de Nina Simone roule charriant des siècles d’épouvante, de misères et de mise à l’écart.
Liberté. La liberté. Mais qu’est-ce la liberté ? Un sentiment ? Une sensation ? Les mains de Nina Simone, le tracé imprévisible, l’imagination harmonique, roulent librement sur le piano. Librement. De la Deep South à la Caroline du Sud, en passant par New York et Kansas City, downtowns et bitume en traversée, le tempo body and soul, tour à tour riant et gémissant, le piano de Nina Simone roule charriant des siècles d’épouvante, de misères et de mise à l’écart. Le monde au bout des doigts, la volubilité rageuse, les imprécations sourdes noyées de larmes, les mains de Simone roulent et glissent sur les frayeurs de l’histoire. Alabama m’a tellement bouleversé, Tennessee m’a fait perdre mon repos, et tout le monde sait au sujet de Mississipi Godaam.
Mississipi. Le blues du Mississipi et des milliers de voix qui s’élèvent le chant tantôt plaintif, tantôt dramatique, tantôt mystique : Amazing grace how sweet the sound, that saved a wretch like me ; I once was lost, but now I’m found; was blind but now I see… Grâce étonnante, qu’il est doux le son qui sauva un damné comme moi, il fut un temps où j’étais égaré, j’étais aveugle et maintenant je vois.
La voix de Nina Simone embuée de braise, dressée comme l’éclat d’un couteau
Et la voix, la voix rauque de Nina Simone, l’enfance mise à part en écho : J’avais un rêve. Je voulais devenir la première femme noire concertiste de musique classique. Mais la volonté est-elle libre ? Sommes-nous libres de vouloir dans le tourbillon de la séparation des couleurs ? Langston Hughes : « Un enfant de couleur à la fête : où est le compartiment des nègres sur ce manège, Monsieur, parce que je veux monter ? Là-bas dans le sud d’où je viens les blancs et les gens de couleur ne peuvent pas s’asseoir côte à côte. Là-bas dans l’autobus on nous met à l’arrière, mais y a pas d’arrière dans un manège ! Où est donc le cheval pour le gamin noir ? »
Yes Black is the coulour. La voix de Nina Simone embuée de braise, dressée comme l’éclat d’un couteau : J’avais un rêve. Je voulais devenir la première femme noire concertiste de musique classique. Tel un pouvoir despotique, tyrannique, tout puissant, le contexte de l’époque a anéanti mon rêve : je me suis présentée au concours de l’Institut Curtis de Philadelphie et j’ai été refusée. Refusée ! Noire ! J’étais noire et invisible. Refusée ! Noire et citoyenne de seconde zone. Noire, noire, va manger à la cuisine !
La liberté. Mais qu’est-ce la liberté ? Et si notre destinée était finalement gravée d’avance dans le marbre du destin, bien avant son accomplissement ? La liberté d’être serait-elle tout compte fait impossible ? Et voilà l’existence ligaturée, promise au malheur, destinée à l’amertume, condamnée à la douleur, consumée avant d’être ? Seul et unique choix alors dans les labyrinthes de l’histoire : garder le cri et la rage au fond de ses tripes jusqu’à en mourir ? Non ! J’ai dit non ! Mes jours ne finiront pas en lambeaux devant ce mur de la ségrégation. Ils ne me déposséderont pas ma volonté de vivre. Non, le pouvoir de dire non ! J’ai choisi de dire non ! Je serai qui je veux être ! Je serai lumineuse ! Je serai la plus grande artiste de tous les temps ! Je serai Nina Simone ! The one and only Nina Simone ! Nina Simone la splendide ; Nina Simone la légende ! Le pouvoir de transcender ses mutilations par la grâce de la musique.
Douleur d’être femme noire. Femme désabusée, femme blessée
La grâce. Amazing grace how sweet the sound, that saved a wretch like me ; I once was lost, but now I’m found ; was blind but now I see. Grâce étonnante, qu’il est doux le son qui sauva un damné comme moi, il fut un temps où j’étais égaré, j’étais aveugle et maintenant je vois. Et les notes, gémissements de l’intérieur, coulant par flots comme le Mississipi en crue, la voix de Simone qui remonte du tréfonds de la terre comme rongée par une douleur longue de plusieurs siècles.
Peau noire, cuir tanné et entre barreaux, cages et solitudes, cette douleur infligée encore et encore. Douleur d’être Noire. Douleur d’être femme noire. Femme désabusée, femme blessée. Mais la force malgré tout. Triompher de l’adversité, la peau chaque fois un peu plus dure, un peu plus noire. Force et fragilité.
It would feel to be free
And I wish I knew how ; It would feel to be free ; I wish I could break; All the chains holdin’ me … J’aurais souhaité savoir comment ce serait d’être libre ; Comme je voudrais pouvoir rompre toutes les chaînes qui me retiennent ; supprimer toutes les barrières qui nous gardent a part ; Je voudrais que vous puissiez savoir qu’est-ce être moi; Ensuite, vous verriez et accepteriez ; Que tout homme doit être libre…J’aurais voulu être comme un oiseau dans le ciel m’envoler vers le soleil; Et regarder la mer; Alors je chante parce que je sais – oui; Je sais comment c’est de se sentir ; Oh je sais comment c’est de se sentir libre ; Oh, je sais ; Comment on se sent ; Comment on se sent d’être libre.
La liberté. Mais qu’est-ce la liberté ? Une signature ? Une marque de vie ? Le premier désir de l’homme ? L’essentiel de la vie ? L’essence de l’homme ? Supprimez la liberté et vous supprimez l’essence de l’homme ? Nina Simone : « Qu’est-ce la liberté ? La liberté est une sensation. Elle a quelque chose à voir avec la victoire sur ce sentiment de crainte du terme final ! Regardez Martin Luther King. Martin Luther King a marché de Selma à Montgomery, de Montgomery à Washington. J’ai choisi de marcher avec Martin Luther King. Nous avons marché avec le King pour les dignités intégrales, pour les mutations essentielles. Martin Luther King avait vu le sommet de la montagne et il savait qu’il ne pouvait pas s’arrêter. Martin Luther King était libre ! Martin Luther King était libre parce qu’il ne portait pas au creux de son âme cette peur de l’ultime issue »
Mais qu’est-ce la liberté ?
La liberté. Mais qu’est-ce la liberté ? Une sensation ? Sensation d’émancipation, de délivrance, d’élargissement ? Sensation de naissance-renaissance à l’instant ? Free at last ? Libre enfin ? Et au carrefour du profane et du sacré, la musique de Nina Simone le tempo gonflé de tous les possibles, le jeu pétri de swing évanescent, le flow fluide ou tourmenté, qui bat, qui bat comme bat le cœur palpitant à chacun de ses battements la mémoire de la beauté de la vie et le bonheur d’être en fin de compte au-delà des blessures de l’existence. Pour être libre, il faut être; être chaque jour comme au jour de l’envol, comme au jour de la liberté ultime.
Birds flying high you know how I feel ; Sun in the sky you know how I feel ; Breeze driftin’ on by you know how I feel ; It’s a new dawn ; It’s a new day; It’s a new life ; For me And I’m feeling good Les oiseaux volent haut ; Tu sais ce que je ressens ; Le soleil dans le ciel ; Tu sais ce que je ressens ; Les roseaux dérivent; Tu sais ce que je ressens; C’est une nouvelle aube ; C’est un nouveau jour ; C’est une nouvelle vie ; Pour moi ; Et je me sens bien.