Dans cet article publié en avril 1957, Claude Lévi-Strauss se penche sur les aspects sociaux de la nourriture et sur l’aventure humaine de la quête des saveurs.
Si l’art de la cuisine consiste, comme il semble, à associer les saveurs de plusieurs substances alimentaires pour les harmoniser ou souligner leur contraste, on peut croire que tous les peuples du monde furent capables d’une découverte aussi simple. Pourtant, il n’en est rien. Car, pour juxtaposer divers produits, il faut en disposer simultanément. Pour fondre et harmoniser leurs goûts, on doit aussi connaître des procédés de cuisson plus complexes que ceux qui consistent en une simple exposition au feu.
L’ébullition dans un vase de poterie n’est pas une méthode universelle. Certains peuples, ignorant la poterie, provoquent l’ébullition en plongeant des pierres chauffées dans un récipient de bois ou d’écorce, à même le liquide où sont les aliments. À défaut de toute technique d’ébullition, d’autres peuples utilisent des fours creusés dans la terre et garnis de pierres chaudes. La nourriture y rôtit doucement entre des couches de feuillages frais qui dégagent l’humidité. Il est enfin possible de prendre la nourriture elle-même comme contenant, en farcissant le corps de l’animal, ou une pâte à base de farine, d’un mélange qui cuit en même temps que l’enveloppe grille ou rôtit (…)
Dans l’histoire du développement de l’humanité, il y a une date mémorable bien qu’inconnue : celle où l’homme a découvert le moyen de disposer simultanément de deux sources de nourriture, pendant toute l’année, et où, en les associant l’une à l’autre, il a réussi à surmonter les deux grands périls de son existence alimentaire : l’insuffisance de la nourriture et sa fadeur. Car il ne suffit pas de manger assez. Il faut, comme le proverbe français le dit excellemment, ne pas perdre « le goût du pain ». Toute l’histoire de la cuisine est une quête des moyens de donner du goût au pain, c’est-à-dire de stimuler et de maintenir l’appétence pour un aliment de base, fournisseur d’énergie, mais doté d’une faible saveur : pain, riz, mil, maïs ou manioc, selon les régions. La viande viendra plus tard, car pendant longtemps et dans beaucoup de régions encore, elle constitue un luxe et un privilège.
La véritable base de la cuisine mondiale, c’est l’hydrate de carbone assaisonné par un condiment : pain et oignon ; chapati et chutney ; riz et sauce de poisson fermenté ; mil, maïs, ou manioc avec des piments: autant de variations sur un thème universel à partir desquelles l ’art de la cuisine a créé d’innombrables mélodies.
Les épices ont transformé le monde
À quel point cette quête des saveurs a dû être laborieuse, on en trouvera la preuve dans les grandes expéditions maritimes du 16ème siècle, dont le prétexte semble aujourd’hui dérisoire.
Il y a 400 ans à peine, l’Europe montait ces gigantesques entreprises dans le but principal de se procurer les épices qui lui manquaient. De là date la naissance de la cuisine européenne et peut-être de toute cuisine, puisque aucune ne semble pouvoir se passer de tel ou tel de ces produits d’origine américaine, restés inconnus jusqu’à la découverte du Nouveau Monde, que sont la pomme de terre, la tomate, l’arachide, le chocolat, la vanille et le piment.
Mais tout un chapitre de l’ethnologie reste à écrire : celui qui consisterait dans l’étude et la distribution cartographique des règles, très simples parfois, mais aussi souvent incroyablement complexes, selon lesquelles les produits de base sont obtenus, transformés, associés. On verrait aussi que certains peuples archaïques ont élaboré une cuisine d’une grande subtilité.
Un des ouvrages consacrés par le célèbre ethnologue américain Franz Boas aux Kwakiutl (population de la côte nord-ouest de l’Amérique) ne contient pas moins de 156 recettes de cuisine, pour la préparation de diverses sortes de poissons de mer, de fruits et de racines sauvages. L’une d’elles, prise au hasard, consiste à monter de la neige en crème fouettée, à laquelle on mêle intimement de l’huile de poisson, de la mélasse et des airelles crues. Sous le titre Zuni Breadstuffs (pain zuni), un autre ethnologue, Cushing, a consacré un charmant livre à la production et à la préparation de la nourriture dans cette tribu pueblo du Nouveau-Mexique. Un repas de fête consiste en 14 plats : pains et gaufrettes de maïs de six couleurs différentes ; viandes diverses, tripes, saucisses et boudins de mouton. Tout cela se mange avec une « brosse-à- viande », petit balai dur que l’on suce et qu’on plonge alternativement dans le ragoût. …
Un poisson humilié ne revient pas
La consommation de la nourriture est, en effet, une activité éminemment sociale. Rares sont les peuples qui, comme les Paressi du Brésil central, mangent seuls et cachés, pour dissimuler l’acte obscène de se nourrir. L’étiquette d’un repas de cérémonie Kwakiutl occupe plusieurs pages de l’ouvrage de F. Boas déjà cité : préparatifs culinaires, disposition des divers types de récipient s et des nattes, envoi de messagers pour porter l’invitation, qui doit être refusée à plusieurs reprises avant acceptation ; chansons en l’honneur des convives, enfin, attribution à chacun d’une portion spécialement choisie selon son rang. Rien de tout cela n’est pour nous surprendre : l’étiquette Kwakiutl ne diffère pas tellement de celle de nos banquets.
Nous aussi honorons nos invités avec des nappes brodées, des couverts d’argent, des plats raffinés. Mais, à l’inverse des indigènes, nos cuisinières ont oublié une préoccupation qui fut jadis essentielle : celle d’honorer les animaux qu’on s’apprête à consommer, afin que leur espèce ne disparaisse pas.
D’où le caractère parfois déconcertant des recettes indigènes, telle celle-ci (des Indiens Tsimshian de la côte nord-ouest du Pacifique) que je livre aux réflexions de nos ménagères, en guise de conclusion à cette petite ethnologie culinaire. Pour préparer la graisse de poisson-chandelle : on laisse les poissons sécher à l’air. On les fait bouillir dans des récipients plein d’eau, où l’on plonge des pierres chauffées au feu ; la graisse est écumée au fur et à mesure. Le résidu est disposé sur un tamis au-dessus d’un récipient et, avec sa poitrine nue, une vieille femme le presse de toutes ses forces pour extraire la graisse. Cette opération est rigoureusement interdite aux hommes. On entasse alors les tourteaux de poisson dans un coin de la maison, où ils se putréfient et grouillent de vers. Malgré l’intolérable puanteur, il est défendu de les jeter. Aucun des participants n’a davantage le droit de se laver et tous doivent rester couverts d’ordure jusqu’à la fin du travail, qui peut durer deux ou trois semaines. Sinon le poisson « humilié » ne reviendrait plus.