En histoire, c’est l’Afrique – de toutes les régions du monde – qui permit à Ki-Zerbo d’écrire sur l’expérience entière de l’humanité. Joseph Ki-Zerbo, de la génération fondatrice d’une approche sérieuse de l’étude de l’histoire africaine, a – avant d’écrire – lu et voyagé. Son texte de 1972 révèle les traces de ses pérégrinations autour du continent, ses discussions avec des chercheurs et des participants aux événements africains. La profondeur de sa lecture des sources se dévoile à travers le détail de ses narrations. Les chapitres initiaux de l’Histoire de l’Afrique noire montrent que l’intérêt de l’auteur porte sur le continent entier, sur l’expérience humaine depuis l’époque de nos ancêtres les plus reculés jusqu’au moment actuel, et sur chacune des disciplines des sciences humaines : les sources écrites, la tradition orale, l’archéologie, la linguistique, l’ethnologie et l’art.
Fernand Braudel, dans sa Préface à ce volume, donne sa vive reconnaissance à Ki-Zerbo pour les vingt années qu’ils s’étaient connus déjà. Braudel : « J’admire que l’auteur ait dépasse avec courage et obstination, l’histoire des récits traditionnels… pour lui la société, l’économie, la culture sont de grands sujets ». On conclut parfois que ces « liens anciens d’amitié » font de Ki-Zerbo un étudiant de Braudel. Cette vision l’ajouterait au groupe des Chaunu, Magalhaes-Godinho, Mauro, Tenenti, et même Chaudhuri. Joseph Ki-Zerbo écrivit, pourtant, ni l’histoire d’une mer ni d’un Empire mais celle d’un continent et de ses habitants. Ki-Zerbo participa avec ces collègues à la relance après-guerre des études historiques, mais son cadre historique a été marqué par la logique du passé africain – une vision universelle mais différente de la vision « totale » de Braudel que s’adressait néanmoins à des espaces et des périodes chronologiques plus restreintes.
Le livre de Ki-Zerbo continue avec des récits pluridisciplinaires de l’Egypte antique, les civilisations de la vallée du Nil et les empires de la savane, documentés par l’archéologie, les sources écrites, et l’art. Pour « les grands siècles », à partir du XIIIe, il décrit la politique, l’économie, et la structure sociale des Etats de l’Afrique occidentale, orientale, et centrale.
Au XVIe siècle Ki-Zerbo identifie un point tournant pour l’Afrique – un moment où des Etats africains ont souffert dans des confrontations militaires avec des pouvoirs de la Méditerranée musulmane et de l’Europe. Le résultat en fut l’affaiblissement des Etats en Ethiopie, au Songhaï, et au Kongo. Par la suite, l’expansion de la Traite des Noirs a provoqué des « siècles de réajustement » des sociétés africaines du XVIe au XIXe.
Joseph Ki-Zerbo a pu saisir et lier les éléments de base et la dynamique du trajectoire historique de l’Afrique
Joseph Ki-Zerbo fut critique des estimations quantitatives des flux de la Traite des Noirs – elles avaient tendance, à ses yeux, à produire des chiffres minimes et surtout à distraire l’attention de l’impact humain et moral de cette Traite. Pourtant Ki-Zerbo s’est associé avec le chiffre de 50 millions de vies détournées par la Traite. D’ailleurs, les estimations quantitatives se sont poursuivies jusqu’à présent. Les plus récentes indiquent- en englobant la Traite atlantique, la Traite au Nord et à l’Est de l’Afrique noire, et l’esclavage en Afrique provoqué notamment par les événements du XIXe siècle – un total qui n’est pas loin de ce même chiffre de 50 millions.
L’impact humain et moral de l’esclavage reste à comprendre. Pour ces « siècles de réajustement » – du XVIe au XIXe – l’auteur examine toutes les régions du continent, traçant les dynasties, les guerres, et les transformations en vies économiques, sociales, et religieuses. Cette grande section au milieu du livre démontre la vivacité des sociétés africaines au cours de leurs évolutions et de leurs collisions et leurs alliances avec d’autres de l’Afrique et de l’étranger.
L’invasion du continent, au XIXe siècle, provoque encore de changements, et Ki-Zerbo indique spécifiquement les avancées de chaque pouvoir européen. Mais pour la plupart il se concentre sur la narration des résistances des Etats et des guerriers africains. Et quelle narration ! Son récit de la lutte de Lat Dyor Diop au Sénégal, par exemple, démontre l’imagination et l’énergie de cet opposant à la conquête française. Ki-Zerbo parle assez brièvement de l’administration coloniale, dans un chapitre intitulé « l’âge d’or des étrangers ». La lutte pour l’indépendance, par contre, reçoit une narration parallèle à celle des résistances du XIXe siècle, puisque les détails précis expliquent des changements énormes tels que l’éclatement du front commun du RDA. Au cours de cette période il note les amitiés et les alliances avec des Noirs de l’outre-mer sans utiliser le terme « diaspora » qui n’était pas encore courant. Il n’utilise pas non plus le terme « réparations » lancé par Fanon en 1961, mais il indique clairement l’inégalité imposé à l’Afrique par l’esclavage et le colonialisme.
Attentif aux crises soudaines et aux transitions graduelles, l’auteur de l’Histoire de l’Afrique noire comprend le trajet du continent
Depuis la parution de ce livre en 1972, on a beaucoup fouillé les archives et beaucoup consulté les traditions orale et matérielle de l’Afrique : la connaissance de l’histoire africaine s’avance de façon impressionnante. Il est remarquable, pourtant, dans quelle mesure la lecture et la réflexion de Joseph Ki-Zerbo a pu saisir, balancer, et lier les éléments de base et la dynamique du trajectoire historique de l’Afrique. C’est un livre à lire et à lire encore. Ainsi, ce livre et son auteur ont participé au grand projet de l’histoire générale de l’Afrique, où l’UNESCO, ajoutant les énergies de cet organisme mondial à l’investigation même plus détaillée du passé de ce grand continent.
Joseph Ki-Zerbo aborde dans la conclusion de son texte « les raisons d’espérer ». Il connut bien les désastres du Congo, du Nigéria, et la volonté de la classe politique d’accéder aux « ivresses de la micro-souveraineté ». Il croit pourtant que la population africaine, dans un référendum sincère, produirait « une immense majorité en faveur de l’unité ». En reconnaissant que l’unité continentale ne se voit pas, il propose la création de cinq fédérations régionales – observation prescient, étant donné la formation de groupes tels que le CEDEAO. Attentif aux crises soudaines et aux transitions graduelles, l’auteur de l’Histoire de l’Afrique noire comprend le trajet du continent.