Depuis avril 2015, le Burundi traverse une crise effroyable et le gouvernement est accusé régulièrement de commission de crimes contre l’humanité. L’inhumanité de retour contre la paix conclue sous l’égide de Mandela ?
Les gens mouraient. Mouraient sans savoir pourquoi. Mouraient pour rien. Mouraient partout. Mouraient n’importe où. Mouraient en pagaille n’importe quand. Mouraient n’importe comment. La société était fatiguée, épuisée par la guerre. Une guerre atroce, absurde. Les Burundais n’en pouvaient plus et les mains levées vers le ciel, priaient, imploraient celui qui peut tout ce que les hommes ne peuvent pas : la paix, la paix, la paix ! Et la paix, de la sueur du front de Mandela, fut conclue à Arusha.
Et la paix, de la sueur du front de Mandela, fut conclue à Arusha
La magie Mandela avait opéré encore une fois. Tous les belligérants s’étaient retrouvés autour d’une même table, les visages fermés, l’invective à la bouche mais la raison avait fini par triompher. Tout le monde avait paraphé et signé l’accord de paix au cours d’une cérémonie solennelle, haute en couleurs, inoubliable. Finie la violence ! Finies les exactions ! Finies les persécutions ! Finie la barbarie ! La paix retrouvée. Une nouvelle page. Une nouvelle vie. Une vie sans peur de perdre la vie, une vie comme il revient de droit à toute humanité, une vie en toute quiétude.
La joie. La célébration. On sortit tambours battant, trompettes, grelots et clochettes. La paix fut célébrée, chantée, dansée et arrosée comme il se doit. La bière de banane, de sorgho, de blé, coula à flot. A la convenance du palais et du porte-monnaie de chacun. L’effusion. Il y eut des accolades et des embrassades chauffées de discours kilométriques d’autoglorification patriotique : « Les Burundais étaient un peuple formidable !» ; « Le Burundi était le plus beau pays du monde ! » L’euphorie. La ferveur. La paix enfin ! Un nouveau départ. Les rebelles d’hier pouvaient sortir de leur tanière, descendre de leurs collines, gagner la capitale. Le pouvoir, en résolution de la guerre, les attendait au bout de leur marche. Le pouvoir en synthèse de l’accord de paix. Ainsi Nkurunziza, personnage à priori banal, lambda, sans envergure, médiocre, passe-partout, jailli des rigoles et des retranchements, devint par les soubresauts imprévisibles de l’Histoire, Président de la République du Burundi.
Le Président-pasteur avait l’air inoffensif, débonnaire
L’homme présentait néanmoins une prééminence non négligeable, considérable : évaporé dans la religion, occupé à prier, il semblait sans déguisement, sans camouflage, ne faisant peur à personne. Certes, il était plus assiégé par les choses de Dieu que par les affaires de l’Etat ; certes, lui et son seigneur n’étaient d’aucune main-forte pour les Burundais dévorés par la misère, mais que voulez-vous … Le plus important ? Le Président-pasteur avait l’air inoffensif, débonnaire ; la paix n’était plus une lubie, une rêverie, une vue de l’esprit, une extravagance ; la paix était réelle, palpable. La paix, un pari gagnant ; la paix, un pari gagné !
Et la société baissa la garde. Des opposants arrêtés, tabassés, accusés de complot contre la nation ? Des corps sans vie jetés comme du bois mort dans les rivières ? On relativisait. Le pays revenait de loin. Il fallait laisser du temps au temps. Le temps de la cicatrisation des blessures héritées du passé. Le temps de réparer le passé. Le temps de l’apaisement. Le processus de guérison d’une société aussi dévastée par la guerre nécessite beaucoup de temps. Et puis vous savez en Afrique, et a fortiori, et surtout au Burundi… Des phrases et des phrases. Des phrases débitées machinalement.
Le Burundi était même promené, montré en attraction sur les places du monde
La paix. La paix n’est jamais éternelle ; la paix est terrestre, mortelle. Elle meurt lentement, doucement, tout doucement, à petits feux. La paix ne meurt pas patatras de mort subite, sans crier gare ni rendez-vous pris et annoncé ; la paix crève mollo-mollo, avec nonchalance, plan-plan, sans presser le pas ; elle échoue, succombe de plusieurs coups de canifs anodins, assenés dans l’indolence générale avant d’être achevée sauvagement sans pitié. La paix meurt engourdie, chloroformée, insensibilisée, livrée, trahie.
Lorsque la paix reçut les premiers coups de couteaux, on fit bon cœur contre mauvaise fortune. Les étoiles du destin ne pouvaient pas être de nouveau fixées sur l’infamie et le sang ! Positivité : la paix se perd lorsque l’homme perd l’espérance. On ne voulait pas d’un retour aux mauvais jours; on ne voulait pas être de nouveau possédé par cette saloperie de guerre congédiée dans les hauteurs d’Arusha. La société avait déjà donné. Beaucoup donné. Combien de morts ? Combien de morts dans chaque famille ? La guerre avait été longue, sauvage, épuisant et saccageant les destins sans pitié. L’usure. L’usure use la lucidité ; l’usure obscurcit l’intelligence. La paix n’est plus dans l’instant présent mais, l’inclinaison vers la quiétude, on s’accroche à l’illusion : la paix est inamovible. Impérissable. Il suffit de la vouloir de toute son âme, de toute sa volonté, de toute son énergie pour qu’elle demeure sans faille. Entêtement mystique ? Fatalisme, lassitude métaphysique ? L’esquive ?
L’Afrique se meurt dans l’inhumanité à Bujumbura. Mandela nous manque
La paix tanguait, la paix était déjà moribonde, les fantômes du passé grondaient, les signes démentiels du passé étaient visibles, palpables ; on savait ce qui était en train de revenir ; on continuait de célébrer la paix retrouvée. Le Burundi était même promené, montré en attraction sur les places du monde : puisque possible au pays des mille et une collines, la paix ne pouvait qu’être aisément faisable partout ailleurs. Tranquillement, l’homme au pouvoir à Bujumbura, les cadavres en amulettes, pouvait continuer de s’abreuver de sang ; l’homme au pouvoir, là-bas, pouvait, le désir sauvage de mêler le sang et le pouvoir insatiable, continuait d’empoisonner son pays de haine, la détermination froide, l’abnégation inexplicable.
La haine semée peuple de nouveau le pays des mille et une collines. La haine semée lentement. Semée patiemment. La haine organisée. Organisée en milices. Organisée en services de l’Etat. Organisée pour tuer. La paix est morte, assassinée. La paix sans suite, sans trousse ni sortie de secours, la paix dérisoire à la merci de la mauvaiseté de bougres du mal, la paix précaire de l’innocence des gens du bien, est déjà cadavre. Nkurunziza, révélé tel qu’il fut, tel qu’il est, faisant ce qu’un homme ne doit pas faire, consacrant le règne du sang, a tué, le geste publiquement prémédité, planifié, de ses propres forces et milices, la paix.
Mandela a tiré sa révérence et le Burundi continue de se perdre
Mandela nous manque. De son regard noble et surélevé, Nelson Mandela voulait élever tous les Burundais à la paix et à la lumière. Eux aussi, à ses yeux, méritaient, tous, sans exception, d’être défendus et libérés de la violence et de la misère. Mandela a tiré sa révérence et le Burundi continue de se perdre, de partir en lambeaux, en loques, personnifiant le malheur sans nom d’un continent à l’Ubuntu perdu. Car que reste-t-il d’humanité d’une terre, premier monde, qui, le sentiment d’horreur inexistant, regarde l’émotion glaciale, un peuple effroyablement seul mourir des mains de son tyranneau, réincarnation combinée d’Amin Dada et de Bokassa Ier déterrés ? Que reste-t-il d’humanisme d’un continent, la conscience endormie, qui ne combat pas pour sauver de l’enfer des femmes outragées jusque dans leur intimité avant d’être mutilées ? Que reste-t-il d’esprit et de transcendance d’un continent qui ne sait plus ni penser la barbarie, ni sonner la charge contre l’intégrisme de la haine ? L’Afrique se meurt dans l’inhumanité à Bujumbura. Mandela nous manque.