Pour Nadine Gordimer la littérature était vécue comme une forme de sacerdoce : raconter des histoires, oui, mais à condition qu’elles soient enracinées dans une vision du monde, dans une morale et dans un combat, celui qu’elle n’a cessé de mener contre l’apartheid. Le texte présenté ci-dessous est un extrait de son discours lors de sa réception du prix Nobel en 1991.
Comment un écrivain le devient-il, une fois que la parole lui a été donnée ? Je ne sais pas si mes débuts personnels ont un intérêt quelconque. Sans aucun doute, ils ressemblent beaucoup à ceux des autres, si souvent décrits auparavant dans cette assemblée annuelle où comparaît un écrivain. En ce qui me concerne, j’ai dit que ma fiction sera toujours plus vraie que tout ce que je pourrai dire ou écrire de factuel. La vie, les opinions sont distinctes de l’œuvre, car c’est dans la tension entre rester à l’écart et être impliqué que l’imagination transforme l’un et l’autre. Je suis, je suppose, ce que l’on peut appeler un écrivain « naturel ». Je n’ai pas pris la décision de le devenir. Je ne pensais pas, au début, pouvoir gagner ma vie en étant lue. Enfant, j’écrivais pour dire ma joie d’appréhender la vie par mes sens : la vue, l’odeur et toucher ; et bientôt, à partir des émotions qui m’intriguaient ou se combattaient en moi, et prenaient forme, je trouvai enrichissant, consolant et délicieux de les formuler par le mot écrit. (…)
Ce n’est que des années plus tard que j’ai pris conscience que si j’avais été un enfant de cette catégorie – les Noirs – je ne serais peut-être pas devenue un écrivain
Avec l’adolescence et l’éveil de la sexualité s’ébauchent les premiers gestes vers l’autre. Pour la plupart des enfants, à partir de ce moment la faculté imaginative, manifeste dans le jeu, se perd au profit de rêves éveillés de désir et d’amour, mais pour ceux qui vont devenir des artistes d’une sorte ou d’une autre, la première crise de la vie après celle de la naissance leur apporte quelque chose de plus : leur pouvoir d’imaginer se développe et s’amplifie sous le flux subjectif d’émotions nouvelles et tumultueuses. De nouvelles perceptions se font jour. L‘écrivain commence à pouvoir pénétrer dans la vie des autres. Le processus de la tension entre rester à l’écart et être impliqué a commencé.
Inconsciemment, je m’étais interrogée moi-même sur le sens de la vie pour savoir si, comme dans mes premières nouvelles, un enfant méditait sur la mort et le meurtre devant la nécessité de mettre fin par un coup mortel à l’agonie d’une colombe écharpée par un chat ; ou encore pour savoir si je ressentais déjà une gêne étonnée née d’une conscience précoce du racisme, lors de mon trajet vers l’école, quand je passais devant les boutiquiers, immigrants d’Europe orientale classés au plus bas de l’échelle sociale anglo-coloniale pour Blancs dans cette ville minière, qui eux-mêmes traitaient brutalement ceux que la société coloniale plaçait au niveau le plus bas, à peine considérés comme des êtres humains – les mineurs noirs qui étaient leurs clients. Ce n’est que des années plus tard que j’ai pris conscience que si j’avais été un enfant de cette catégorie – les Noirs- je ne serais peut-être pas devenue un écrivain, car aucun enfant noir n’avait accès à la bibliothèque qui me permit d’en devenir un. Car ma scolarité normale fut, au mieux, superficielle.
Photo : © Adrian Steirn – Texte : Nobel Prize