La Chine sait sans aucun doute ce qu’elle veut de l’Afrique. Et l’Afrique ? Que veut l’Afrique ? Aurait-elle déjà oubliée la crise de la dette des années 80 et ses conséquences désastreuses, suivie de plans d’ajustement structurel douloureux ? Serions-nous en train d’assister à un processus d’emprise graduelle de la Chine sur l’Afrique ?
La Chine fut un pays pauvre, vulnérable économiquement, hanté par la famine. La transition silencieuse, la transformation à marche forcée, elle a fait son chemin depuis, et l’Empire du Milieu est devenu en l’espace de quelques décennies une puissance mondiale. La Chine est désormais aujourd’hui le plus grand marché de la planète, le plus gros consommateur de certaines matières premières, un géant de l’investissement et du commerce international, un producteur puissant de biens industriels et manufacturés bon marché.
Beijing semble, depuis quelques années, intéressé par l’Afrique, prêtant à qui veut des milliards de dollars
Tantôt se revendiquant pays riche aux côtés d’autres pays riches, tantôt se disant pays pauvre du Sud, au gré de ses intérêts bien compris, Beijing semble, depuis quelques années, intéressé par l’Afrique, prêtant à qui veut des milliards de dollars. Politique de crédit expansive, accompagnée de facilités exceptionnelles et prêts consentis, souvent garantis par des accords hypothéquant les ressources naturelles des pays emprunteurs. Ainsi, par exemple, la dette de l’Angola garantie par ses ressources pétrolières, et les prêts accordés au Zimbabwe et à la RDC liés à un accès privilégié à leur sous-sol…
L’aide chinoise est-elle vraiment dénouée de tout intérêt hégémonique ?
« Politique de prédation, colonisation new look », clament certaines voix. « Mais où est le problème ? », rétorquent d’autres. Les pays africains ont besoin de liquidité, d’infrastructures, de mise en valeur de leurs territoires et la Chine a besoin de matières premières ! C’est donnant-donnant ! A chacun selon ses besoins, de chacun selon ses ressources ! »
Autrement dit, nous serions là, témoins de l’émergence d’une extraordinaire aventure de coopération « gagnant-gagnant », « mutuellement bénéfique », « sans conditions », « égalitaire », « pragmatique », « exemplaire ». Libre-échange à la convenance de chacun en somme et profitable à toutes les parties, solidarité économique sud-sud.
Au-delà de cette rhétorique romanesque, romantique, quels sont les véritables enjeux des relations Chine-Afrique ? L’aide chinoise est-elle vraiment dénouée de tout intérêt hégémonique ? La coopération chinoise est-elle non-liée, dépourvue de toute ambition impériale ? Serions-nous, réellement, en train d’assister à l’éclosion d’un nouveau modèle de coopération transnationale égalitaire ?
La Chine et l’Afrique n’appartiennent plus au même monde
Premier constat : la Chine et l’Afrique n’appartiennent plus au même monde. Bandoeng et l’illusoire et mythique « solidarité des damnés de la terre », c’est du passé n’en déplaise aux nostalgiques d’un monde qui n’existe plus.
Deuxième constat : dans sa volonté de retrouver « sa place » de centre du monde, la stratégie d’expansion de la Chine demeure celle de l’extension de son influence sur des régions cibles, la manière rarement frontale, l’emprise souvent soft, graduelle, discrète, évolutive. La Chine ne débarque jamais dans un pays en exhibant ses muscles, un modèle économique ou politique préfabriqué sous le bras ; elle prend son temps, observe, identifie les acteurs clés, met en place les relais appropriés, œuvre en toute discrétion à l’émergence des conditions favorables à son emprise avant de monter en puissance, d’imposer, sans en avoir l’air, ses règles du jeu, ses normes économiques et politiques. Car Beijing ambitionne bien de faire évoluer les normes internationales à la convenance de ses intérêts, non pas par la voie de la force, mais par celle de l’économie, continuation de la bataille politique par d’autres moyens.
Quelles sont les raisons qui pourraient expliquer la persistance d’une telle croyance ?
Troisième constat : la croyance africaine d’une Chine qui ne serait guidée dans sa politique de coopération que par le seul souci du bien commun est vivace dans certains cercles politiques du continent. Comment expliquer la soumission de gens raisonnables à un mythe aussi saugrenu ? Quelles sont les raisons qui pourraient expliquer la persistance d’une telle croyance ? L’art de la diplomatie de la politesse de Pékin ? Les Africains seraient tellement ravis d’être traités avec égard par les représentants d’une grande puissance qu’ils en oublieraient les enjeux ? La redoutable efficacité de la diplomatie du profil bas de la Chine ? Le pouvoir de la séduction et de la flatterie ? La sémantique chinoise de non-ingérence dans les affaires intérieures des pays africains, entendez le non-regard sur les questions relatives aux violations des droits de l’homme ? Le discours de Pékin de non-conditionnalité de sa coopération au respect des libertés démocratiques ?
La coopération Chine-Afrique, un discours sur l’égalité, là où l’égalité n’existe pas
Entre la rhétorique convenue vantant les mérites d’une coopération égalitaire, « gagnant-gagnant » et la réalité, il y a un énorme fossé. La coopération Chine-Afrique, c’est hélas, un discours sur l’égalité, là où l’égalité n’existe pas. De quelle égalité, en effet, de quelle marge de manœuvre dispose, un pays africain lambda, économiquement vulnérable, sans latitude financière ni capacité de production, donc de remboursement, négociant avec la Chine et obligé de mettre en gage, en acompte, en arrhes, sur la table des tractations son sol et sous-sol, abdiquant ainsi jusqu’au droit premier et ultime de disposer librement de ses propres ressources naturelles ? Et de quelle autonomie politique et économique disposera encore un tel pays vis-à-vis de Pékin, une fois le prêt consenti dans de telles conditions de vulnérabilité ?
Le surendettement économique est un choix politique asservissant et mortel
Plus problématique : sachant que les investissements actuellement réalisés par les prêts chinois ne généreront pas des ressources nouvelles suffisamment importantes pour rembourser les prêts contractés, qu’adviendra-t-il demain, si la Chine, par fatalité évidente, décide comme tout prêteur lambda de réclamer le remboursement des dettes dues ? Que pourra demain un pays africain quelconque débiteur insolvable, happé par le surendettement contre la main de Pékin ? La question mérite d’être posée au regard de la mésaventure du Sri Lanka, en défaut de paiement, contraint de céder à l’Empire du Milieu et ce, pour une durée de 99 ans, le port stratégique de Hambantota.
Le fait est que le surendettement économique est un choix politique asservissant et mortel à terme pour les pays vulnérables économiquement. Le surendettement enrichit peut-être au passage quelques groupes rentiers et induit un sentiment artificiel de prospérité, mais le surendettement, même par déplorable nécessité, ne sauve pas de la misère ; il accroît la vulnérabilité de l’emprunteur en difficulté et mène à la faillite.
On ne guérit pas du sous-développement par le surendettement
L’Afrique, la mémoire courte, aurait-elle déjà oubliée l’endettement massif des années 70, les projets d’équipement grandiloquent – infrastructures routières, voies ferrées, barrages, usines clé en main, aménagements hydro-agricoles – et la suite ? L’Afrique, la mémoire erratique, aurait-elle déjà oubliée la crise de la dette des années 80, ses conséquences désastreuses, suivie de plans d’ajustement structurel et de la décennie plombée ? On ne guérit pas du sous-développement par le surendettement. Et l’hypothèque des ressources naturelles d’un pays – seules sources de ses revenus – ne saurait constituer, raisonnablement, la voie royale vers l’émancipation économique.
Il ne s’agit évidemment pas de contester en bloc le bien-fondé de la coopération sino-africaine ; il s’agit d’interroger sa logique profondément asymétrique, asservissante et préjudiciable – si elle n’évolue pas – à terme aux intérêts des citoyens africains. Car qui remboursera au bout du compte tous ces prêts contractés frénétiquement dans l’enthousiasme général ? Qui risque de payer, une fois la fête terminée, les pots cassés ? Sur qui retombera la punition de cet endettement – bulle potentiellement toxique – n’ajoutant rien à la capacité productive du continent et perpétuant l’économie de rente avec ses risques – corruption, clientélisme, opacité, tentation totalitaire et autoritarisme, crises sociales, conflits, guerres ?
La Chine sait sans aucun doute ce qu’elle veut de l’Afrique
La Chine sait sans aucun doute ce qu’elle veut de l’Afrique : l’accès aux richesses du sol et du sous-sol africain, la conquête d’un marché continental prometteur, le renforcement des positions internationales des firmes chinoises actives dans le domaine des infrastructures, l’enrôlement des pays africains sur les positions diplomatiques de Pékin, l’isolement de Taïwan, l’élargissement de sa projection militaire planétaire, la promotion de ses normes et valeurs, l’expansion de sa puissance idéologique … La Chine sait clairement ce qu’elle veut. Et l’Afrique ? Que veut l’Afrique ? Quelle est sa stratégie ? Quels sont ses objectifs économiques ? L’Afrique a-t-elle réellement conscience de ce qu’elle est et de ce qu’elle pourrait être ? Ou, est-elle, finalement, heureuse, ainsi passive, ainsi confinée à son sempiternel rôle de pourvoyeuse des matières premières et d’arrière-marché du monde ?
Photo : Reuters