Le prochain Sommet de l’Organisation Internationale de la Francophonie se tiendra les 11 et 12 octobre à Erevan, en Arménie. Louise Mushikiwabo, ministre des Affaires étrangères du Rwanda, est candidate au poste de Secrétaire général de l’organisation. Mais à quoi nous engage la Francophonie ? A quelle humanité ? A quelle responsabilité ? A quelle communauté d’esprit ?
Il s’appelait Landoald Ndasingwa. On l’appelait simplement Lando. Tous ceux qui l’ont côtoyé vous le diront : Lando irradiait de bienveillance, il était l’incarnation de la gentillesse. C’est au cours de son séjour au Canada dans le cadre de ses études supérieures, qu’il rencontre sa future épouse, Hélène Pinsky, une femme rayonnante, au rire éclatant.
Lando et Hélène s’installeront au Rwanda et auront deux enfants, Patrick et Malaika. Tous seront décimés, avec la mère de Lando, dans la nuit du 6 au 7 avril 1994. Tous exécutés à bout portant par les forces génocidaires, membres de la garde présidentielle rwandaise.
Il faut oser imaginer, sans se dérober, sans faux-fuyant, le Rwanda durant le génocide des Tutsi. Oser voir. Voir les images de l’irruption sur la scène de l’histoire de la rage de destruction radicale, méthodique, froide, planifiée, organisée, sadique des hommes par d’autres hommes. Oser écouter. Ecouter la parole des rescapés. Ceux qui ont été agressés dans leurs corps, dans leur droit à l’existence, ceux qui ont vu ce que les hommes et les femmes ne devraient jamais voir. Tendre l’oreille. Ecouter la parole des survivants. Ceux qui étaient destinés à l’anéantissement jusqu’au souvenir de leurs noms pour crime de naissance. Et alors, seulement alors, seulement à partir de là, on peut saisir le mérite de ceux qui ont mis un terme au génocide et remis debout le pays des mille et une collines.
Le génocide des Tutsi n’aurait jamais dû advenir car tout le monde savait
Le génocide des Tutsi n’aurait jamais dû advenir car tout le monde savait. La tentative de destruction totale des Tutsi jusqu’au dernier, ne fut pas une surprise, un incident de parcours, un accident de l’histoire. Le monde ne fut pas pris au dépourvu. Le désastre était programmé. Prévisible. Et les bourreaux furent soutenus. Soutenus du dedans mais aussi du dehors.
De l’extérieur, certains, au nom de la défense de la langue française « menacée » par l’anglophonie, ont ainsi, hélas, protégé et accompagné les porteurs de machettes. Aveuglement ? Complexe de Fachoda ? Le fait est que ceux-là ne pardonneront jamais aux victimes, tout le malheur qu’ils leur ont infligé. Le sang des suppliciés n’était pas encore séché, qu’acharnés à inverser le miroir, obstinés à déréaliser l’histoire comme on recadre une veille photographie, le langage froid d’une extrême violence, ils relativisaient déjà le génocide, accusant les victimes d’être les auteurs de leur propre extermination, ajoutant à la douleur des survivants le rejet de la reconnaissance due à leurs morts, intimant à ceux qui venaient de vivre l’horreur la manière de se comporter au risque d’être ostracisés, mis au banc des nations.
Revenant de là où on ne revient pas, le Rwanda, pays profondément meurtri, a depuis fait son chemin, dépassé autant que possible l’indépassable, relevé avec créativité les défis les uns après les autres, passé de la survie à la vie, entamé un autre destin et les Rwandais sont devenus, à la force de leur génie, ce qu’ils ont décidé d’être.
Qu’est-ce qui, au-delà de la langue justifie l’appartenance commune à la francophonie ?
Landoald Ndasingwa avait une sœur cadette, Louise Mushikiwabo. Mushikiwabo, ministre des Affaires étrangères du Rwanda, l’un des visages du Rwanda vainqueur malgré tout de l’adversité, est aujourd’hui candidate au poste de Secrétaire général de l’Organisation internationale de la Francophonie.
Mais à quoi nous engage la Francophonie ? A quelle humanité ? A quel humanisme ? A quelle responsabilité ? A quelle communauté d’esprit ? A quelles communes valeurs ? Qu’est-ce qui, au-delà de la langue, au-delà de l’affirmation de la pluralité linguistique de notre monde, justifie l’appartenance commune à la francophonie ? Quelle est la raison d’être de la francophonie ?
Léopold Sedar Senghor, le Poète-Président, définissait la francophonie dans un discours à l’Université Laval de Québec, daté de 1966, ainsi :« La francophonie, c’est un mode de pensée et d’action… C’est une façon rationnelle de poser les problèmes et d’en rechercher les solutions, mais toujours par rapport à l’homme… »
Pour l’ancien Président sénégalais, la Francophonie se devait d’être le lieu de l’affirmation de la «seule civilisation qui soit humaine : la Civilisation de l’Universel». La civilisation de l’affirmation de l’égale dignité de tous les hommes, le respect de l’humanité de chaque personne, le respect du droit de cité de chacun, le respect des dignités collectives.
Notre manière de nous relier aux victimes du génocide des Tutsi du Rwanda dit beaucoup sur ce que nous sommes
Lando, Hélène, Patrick, Malaika et toutes les autres victimes du génocide des Tutsi sont morts non pas parce que nous ne savions pas, non pas parce que nous ne pouvions rien pour sauver les victimes de l’enfer, non pas parce que nous n’avions pas le pouvoir de nous opposer à l’inhumanité des hommes mais parce que nous avions abdiqué notre devoir d’humanité, mais parce que nous étions devenus des hommes sans affects, fermés à la souffrance des autres. L’indifférence, cette empêcheuse d’humanité ; l’indifférence, ce vide de l’esprit.
Aujourd’hui encore notre manière de nous relier aux victimes du génocide des Tutsi du Rwanda dit beaucoup sur ce que nous sommes. Que la francophonie soit plus que jamais l’espace de promotion du sentiment d’appartenance à une commune humanité, qu’elle ne soit plus jamais aveugle aux souffrances infligées à l’homme par l’homme au nom d’une vision fermée, craintive, apeurée du monde.