Le Jazz est à ses débuts objet de nombreuses controverses. Certains affirment que c’est la plus belle invention musicale du vingtième siècle naissant, d’autres qu’il faudrait interdire cette musique « dégingandée » et « satanique » qui « risque pervertir la jeunesse ». Hommage de David Gakunzi au Jazz, musique devenue depuis patrimoine mondial.
Pulsations, croisement de forces, vélocité et excentricités, effervescence, exaltation, apaisement ; l’instant dans la durée, la quête du temps réversible ; le Jazz.
On n’écoute pas le Jazz dare-dare, l’orgueil de la raison proclamant à la va-vite tout savoir, le regard sans épaisseur, les feuilles de chou sans égard. On écoute le Jazz, cœur à cœur, claquement de doigts en contretemps et, commence, d’une mesure à l’autre, le voyage au-delà de ce qui nous est donné à voir, le temps de prendre son pied.
C’est Scott Joplin et ses ragtimes, Congo-square fragments hypnotiques de Storyville, mémoire vive d’une dépossession suspendue sur la toile des temps forts et temps faibles, la main gauche enjambant la main droite, New Orleans, sensations du commencement, l’initiation la splendeur débordante comme un passage qui, entre deux suspensions, illumine la trame du silence annonçant l’aventure sacrée réinventant le battement du présent.
C’est, de Chattanooga Tennessee au Saint Louis Blues, l’épreuve circulaire entre les notes, Bessie Smith, la voix couronne don solaire épique supérieure à l’expiation, l’hypothèse ingénieuse du bonheur ramure de la tristesse transfigurée, communion revendiquée : c’est au creux de soi et nulle part ailleurs que se trouve le passage vers d’autres frontières.
C’est, sur les routes de Chicago, Swing Low, Swing charriot, Satchmo, le groove l’ascension acrobatique, l’expansion à l’infini jouant avec toutes les couleurs, l’éclat de rire magique comme un vieux soleil, les grimaces embouchant le plus grand des biens : la joie du cœur et de l’esprit.
Le Jazz, la peau imprévisible, le corps et l’esprit, bouche à bouche, emmêlés à l’urgence de l’instant, s’étire, se déplie, se démultiplie
Miracle du souffle qui soulève de l’intériorité, le charme enchanté de mystères, claviers le grow chevauché d’enchaînements inattendus, butes de bois, butes de pied, l’éclair vers les hauteurs, la contrebasse, la mesure au destin, le Jazz, la peau imprévisible, le corps et l’esprit, bouche à bouche, emmêlés à l’urgence de l’instant, s’étire, de déplie, se démultiplie, feu d’artifice imprévisible, l’imagination invitation à l’élévation, constellations et suites de distorsions arpentant la voûte sacrée, l’écoulement du temps jamais linéaire.
C’est Duke, Duke Ellington, Take the A train, le poète d’ébène et d’ivoire, les plaques tourbillons les nuits sans sommeil, la durée dans l’instant sans terminus, vapeurs de mille mélodies à la découverte de régions imaginaires, l’énergie accumulée, la fluorescence sacrée Masterpieces essaimant l’élégance et l’incandescence.
C’est Benny Goodman, la respiration, l’inspiration profonde, l’atmosphère arc-en-ciel, la chaleur trait vertical, trait d’union, les vibrations, Moonglow, le vent bleu, désir intense engagé vers d’autres temps, démarquant l’avenir visité avant l’heure.
C’est Lady Day, Strange fruit, cœur café crème fendu de Harlem, l’innocence bataillant contre le destin, la sensibilité mélodique divulguant en dentelles le secret des étoiles renaissant à l’orgueil des tribulations de la chute, délivrées du poids des partitions de l’existence gravée d’avance.
Le Jazz brasse, mixe, mélange, distingue, objecte, raconte des histoires aux destins invisibles
Frissons, transport, l’invisible de l’intérieur dévoilé en félicité, les signes avancés, déplacés, accélérés, tempérés, allongés, écourtés, mêlés, emmêlés, mystères slalomant entre ce qui existe et ce qui n’existe pas, le Jazz est un art de la mesure à plusieurs voix. Cheminement initiatique, lieu de révélation de la beauté des êtres et des choses, la délicatesse en bien immortel, la curiosité en actes, les rimes en allée-retour, le Jazz brasse, mixe, mélange, distingue, objecte, raconte des histoires aux destins invisibles.
L’expansion dans tous les sens, la métamorphose à tout instant, to be bop or not to be, c’est Dizzy et Bird, libérés des contours de toutes les époques, la procession éphémérides vertigineuses survolant tous les gouffres, lignes de vue aérienne, l’intuition étincelante, le mouvement cosmique contemplant des hauteurs, la planète terre ; Bird demi-dieu, double-dieu, sens dessus, sens dessous, étoile filante déliée qui désaxe, la tension extrême aspirée par l’onde de l’ensevelissement comme accomplissement.
C’est Mingus, Goodbye Pork Pie Hat, l’instinct d’ailleurs, la contrebasse corps-à-corps redressée en contre-champs contre l’angoisse, la dissonance en transhumance, la transe ruisselante d’intensité, le champ de vision inaccessible, lâchant, aux confins de la nuit qui élève ou plonge, quatre cordes sur le temps vécu récupéré sans retour au passé décomposé.
C’est, It’s Time, Max Roach, maître terrien du tonnerre, le timbre tonique, la percussion immatérielle volante en exploration, restructurant au croisement des chemins de fers de l’invisible, la métaphysique de l’immensité.
C’est Uptown-Downtown, Feeling Good, Sarah Vaughan, cristal du littoral, le droit d’être et de désirer bouquet vivace, réparant comme si de rien n’était les douleurs de ceux aux chemins coupés en morceaux par les cloisons qui séparent, les vibrations rythme d’attente et d’amour.
Cette mystique des passeurs de frontières absous de la douleur
Palpitation, explorations délivrant à perte de vue les corps barbelés d’affliction, cette mystique des passeurs de frontières absous de la douleur et rend à l’existence, le plaisir jaillissant, la géométrie magique de la vitalité. La joie revient à son ultime et première volonté.
C’est, It’s Five O’Clock in the Morning, Count Basie les cuivres pétales de douceurs, l’essence luxuriante, fresques de paysages prolixes de germination, le balancement l’instant dans le large, le groove transport d’allégresse, la grâce en apothéose, l’extase bienheureuse, Every Day, Every Day, Every Day I Have the Blues.
C’est Ella Fitzgerald, le frisson symphonique septième ciel, jardin de délices, la douceur haute interrogeant, au songe des nuées, les troubles de l’âme, la foi esprit de lumière, l’inclination intérieure convoquant la vue, l’écoute, le toucher pour attester l’invisible, yes, Sing Me a Swing Song and Let Me dance.
C’est, à l’entrecroisement, venu d’une autre galaxie, Monk, Epistrophy, génie du malentendu, les doigts tendus, courbes et diagonales de ce que l’on sait et de ce que l’on ne sait pas, les phrases heurtées, discontinues, la transcendance et la dissonance contestant l’évanescence de la mélodie, l’interconnexion sphérique.
Le Jazz va là où il veut, quand il veut
L’invention sur le vif, manifestation de l’invisible, moment de grâce aux couleurs vives de rêves espiègles rebondissant de fécondité au risque de l’hostilité, le Jazz va là où il veut, quand il veut, l’harmonie sans crainte ni tremblement, le timbre et la teneur dissipant l’odeur de l’angoisse, la volupté tranquille préfigurant sur les routes stratosphériques qui mènent de soi à soi, l’état de ravissement.
C’est, Blue Train, Coltrane, l’essence des choses aspirant au délire suprême, les riffs coulés de laves convulsives recomposant les couleurs de l’espace, l’harmonie poussée jusque dans ses derniers retranchements, l’improvisation méditations interminables et ruptures en quête d’amour suprême, le parfum euphorisant envahissant l’universel.
C’est, le feu dans le ventre, Mississippi Goddam, Nina Simone les sentiments fleurs nocturnes vitales, les mains célestes façonnant des accords de prophétie sanctifiés pour toujours, le rythme cardiaque affranchi des effets du temps qui passe jouant les rêves éternels de liberté : I wish I could be like a bird in a sky.
C’est, In a Silent Way, quand la nuit s’achève, Miles qui s’envole, trompette mille particules d’ivresse, l’amplitude douce-amère sur le fil du balancier, paré de magnificence, tel un baiser salvateur salé de bénédictions, l’altitude aspirant à l’inconnu, l’aisance cool, la grâce de volupté.
C’est, quand le jour se lève, Coleman, l’homme invisible, Free Jazz flottant de lumière sucrée, libres divagations, manifeste funambule de variations émancipées, Coleman, l’autre manière de voir et d’entendre le silence. Gratitude pour le soleil qui porte, reconnaissance pour le vin du corps et la fumée de l’esprit, célébration de la beauté, vénération de la nuit et du jour.
Le Jazz. Trajet multiple d’initiations transportant vers d’autres sphères, magie de la présence à l’instant éternel, cette musique donne à goûter avec délectation et délicatesse le temps qui nous est accordé en partage ; le Jazz est bienfaisant.