Chaque semaine c’est la même histoire depuis quelques mois au Sahel : les massacres perpétrés par les groupes djihadistes se suivent et se ressemblent. Quelle espérance pour le Sahel ? Texte de David Gakunzi.
J’ai mal au Burkina Faso ; j’ai mal au Mali ; j’ai mal au Niger, aux trois frontières et ailleurs ; j’ai mal au bassin du Tchad et au Nigéria ; j’ai mal. Est-ce en ce siècle ou est-ce autrefois ?
Je ne suis pas sans mémoire ; je me souviens.
Je me souviens de Koumbi-Saleh, la cité de l’or saccagé au cadran de l’histoire, au siècle XI. Les Almoravides sont tombés sur le dos de l’Afrique de l’Ouest avec leurs armes et leur foi, fureur véhémente sans égal, se réclamant d’une doctrine infaillible et du devoir de guerre sainte. Ils ont cassé comme on casse du bois sec des royaumes florissants, fracassé sans pitié des sociétés et des lignages, piétiné avec rage des cosmogonies, mis sous séquestre les routes commerciales. Ceux qui ne se soumettront pas à la croisade seront traqués. La soumission était l’horizon indépassable. Les ceddo, les cafres disait-on, souffriront.
Le Sahel était la proie. L’Afrique dévastée, renversée dans cette région du couchant de son corps, détroussée d’une partie de son âme, apprit à déparler des phrases qu’elle ne comprenait pas. Elle trébucha, roula par terre mais ne se disloqua pas dans son esprit, redéploya son imaginaire, se remit debout, inventant de ce qu’elle venait de vivre, quelque chose portant vers l’avant. Ce nouveau chemin fabriqué mènera vers quelque part. Des villes saintes et des bibliothèques savantes rayonneront de cœur et d’esprit, inspirant des gens lettrés, des artisans et des commerçants.
Le Sahel était la proie. L’Afrique dévastée, renversée dans cette région ouest de son corps
Je me souviens. Je n’ai pas la mémoire qui flanche. Je me souviens quelques siècles plus tard, au siècle XIX, du califat de Sokoto. Du Niger à l’Adamaoua, ce ne sera pas un temps de douceurs. La dépossession de nouveau de soi. Etre obligé de force d’être ce que l’on n’était pas. La terreur dans le corps, réciter des phrases dans une langue inconnue. Se déjuger pour embrasser le monde de celui qui fait la loi par la contrainte renforcée par la fureur des armes.
La région dévastée, courbée, roula de nouveau par terre mais redressera l’échine, redessinant l’univers imposé à sa manière, transformant l’obscurité subie en sentier vers un avenir recomposé. Cette Afrique-là habitera à sa façon, à son style, à son rythme, la nouvelle religion, la nourrissant de sa saveur, la pliant à son harmonie, l’imprégnant de sa chaleur et de son parfum. Elle fera le pari d’une foi non fanatique, d’une foi en devenir, tendue vers l’avant.
Mais voilà encore, pas autrefois mais en ce siècle, à ras d’horizon, des hauts montagnes du Mali, des anciens d’Afghanistan chassés d’Algérie, des légions venues de Tripoli et de plus loin. Voilà, le tumulte des visages sans visages rigoristes, sectaires, qui ne croient que dans la terreur. La terreur, l’odeur de boucherie, les sentences stridentes, qui tétanise, cloue au sol, se répand, se métastase, veut dominer, veut asservir, embrigadant, manipulant dans sa croisade toutes les colères et rancœurs locales. Au bord du présent, le Sahel dans la douleur et le deuil. Au bord d’un autre monde, le Sahel frappé dans son cœur, transpercé sur ses flancs. Le Sahel blessé. Troué. Le sang du Sahel. S’habituer à vivre avec la terreur ? Vivre au jour le jour ? Sans projet ? Et à quoi ressemblerait demain ?
Le Sahel, amputé de sa quiétude légendaire, ne tombera pas avec le temps, sous pression de la terreur
La fragmentation guette comme un vautour qui attend son heure. Le Sahel de l’innocence, le Sahel d’avant, la tranquillité en vocation, semble finit mais le temps ne s’arrêtera pas. La vie ne se rendra pas. Cette terre du Sahel en a vu d’autres dans l’avancement des siècles. Cette terre, à la vitalité insoupçonnable, ne s’éteindra ni de détresse ni d’épuisement. Elle fera ce qu’elle peut, comme elle peut, et remontera à la surface de ce malheur, avec sa vaillante joie, refusant l’inhumanité, réinventant son avenir. Le Sahel, amputé de sa quiétude légendaire, ne tombera pas avec le temps, sous pression de la terreur, la raison vrillée par la déraison, le cerveau retourné par l’effroi, dans les affres de la suspicion ethnique. Les affres des identités minéralogiques qui clivent et séparent.
Il ne s’agit pas de flotter mais de se réveiller des décombres actuels. Pour que la barbarie ne triomphe pas de la vie engluée dans l’épouvante, il ne s’agit plus d’attendre. Seul l’engagement dans le présent ouvre sur la voie menant à l’espérance concrète.
J’ai mal au Burkina Faso ; j’ai mal au Mali, au Niger, aux trois frontières et ailleurs ; j’ai mal au bassin du Tchad et au Nigéria.
Est-ce en ce siècle ou est-ce autrefois ?