Coronavirus, confinement, temps d’épidémie, temps d’ébranlement. Quel monde émergera de cette épreuve planétaire? Texte de David Gakunzi.
L’inattendu. L’imprévu. L’actualité n’est pas celle que nous attendions. Ce sentier n’était pas tracé. Une petite chose, infiniment minuscule, invisible à l’œil nu, franchissant sans protocole toutes les frontières, frappant sans distinction tous les pays ; une petite chose faisant de chaque personne une probable victime, nous renvoyant, tous et toutes, à nos foyers, instaurant la séparation comme nouvelle règle de sociabilité ; une petite chose nous intimant l’ordre de nous laver régulièrement les mains.
Irruption d’une menace imprévisible. Extirpation brutale de notre quotidien. Suspension du cours des choses. Confinement. Cafés, restaurants, bars, musées, cinémas, écoles, salles de spectacles, stades … fermés. Sécurité collective et solidarité bien avant toute autre considération. Tutti a casa. Tous à la maison.
Et nous voilà devant nos miroirs, face à face avec nous-mêmes. A courir à en perdre l’haleine pour gagner notre pitance, que sommes-nous devenus au fil du temps qui coule ? A parler à tort et à travers sans prêter l’oreille aux incertitudes de l’existence ; à jaboter, l’imaginaire indigent, juste pour conforter nos positions ; à crier les uns plus haut que les autres pour occulter la complexité du réel, la vision de l’existence limitée à l’ici et maintenant, auto-satisfaits chaque jour de nos batailles rangées, qu’avons-nous, les uns et les autres, déserté au bord du chemin ? Que sommes-nous devenus ?
Temps d’épidémie, temps d’incertitude, temps d’enfermement où tout s’ouvre, temps d’interrogation : nous voici, hors de l’ordre habituel des choses, au lieu inquiétant du tumulte et du silence, contraints de faire un pas de côté. Méditation forcée.
Quelle façon d’être ensemble émergera de ce moment d’ébranlement ?
« Let it be, let it be… There will be an answer…» Le printemps reviendra. Sans aucun doute. Le chagrin débordant de nos cœurs déchirés, la démarche clopin-clopan au souvenir de ceux et celles qui auront été emportés, nous surmonterons ensemble ce présent affolant d’angoisse et nous reprendrons malgré tout notre route, notre immunité grégaire atteinte, notre santé collective reconquise. Mais vers quelle destination ? Vers quelle finalité? Quelle façon d’être ensemble émergera de ce moment d’ébranlement ?
Temps d’épidémie, temps d’inquiétudes. Qui est déjà porteur dans son corps de cette chose minuscule, invisible à l’œil nu ? Et ce voisin qui vient de tousser ? Et cette poignée de porte que je viens de tourner? La petite chose collée sur notre quotidien qui va là où nous allons.
Peurs. Peur de ce qui peut arriver. Files d’attente devant les portes des commerces alimentaires. Le caddie. Peur de manquer. Qu’importe le discours officiel rassurant, c’est comme ça : par temps de crise, c’est parfois l’irrationnel qui fait agir et réagir les hommes. Le caddie. Les nécessités de l’existence. Cette menace insaisissable à l’œil nu est finalement férocement physique. Remplir le caddie. Il faut remplir le caddie. Faire des provisions. Comme tout le monde. Ruées vers les rayons. Cohues. Morceaux d’histoires parallèles. D’histoires séparées. Tous ensemble et tous séparés. En morceaux. En pièces.
L’inattendu. Ce qu’il nous arrive était imprévu. On se croyait protégés ; on se croyait à l’abri du premier virus venu ; on croyait tournée la page des grandes épidémies ; la lutte contre les épidémies semblait avoir été gagnée. Nous vivions comme si nous ne pouvions plus être atteints par un méprisable et vilain micro-organisme. Et soudain, nous nous découvrons vulnérables à un rien du tout. Banalement vulnérables à une petite chose infiniment microscopique. Conscience soudaine de nos fragilités.
Craintes communes. L’odeur de la peur. Peurs et courage. Courage des voisins qui aident les voisins. Courage du personnel soignant. Médecins, infirmiers, soignants, aides-soignants, héros des temps modernes, en première ligne. Gratitude. A la tombée du soleil, en ces instants où le temps peut soudainement se faire peu, à chaque 20 heures tapantes, flash mobs sur les balcons: tous et toutes à la fenêtre, en ces heures brisées par l’angoisse, pour dire merci à ces visages, credo d’humanité, incarnation de la beauté de la vie : « Aplauso Sanitario ! » « Gracias Sanidad Publica ! » « Du fric, du fric pour la santé publique ! »
Augmentation des budgets alloués à la santé publique car pénurie de masques, car respirateurs artificiels en quantité insuffisante, car systèmes de santé au bord de la rupture… C’est que, dans le brouillard du courtermisme, à compter et recompter tout au centime près, à tout passer par le tamis de la rentabilité pécuniaire, on a fini par nuire gravement à nos capacités collectives de défense de notre vive existence.
A casa. Confinement. Quarantaine. Rester à l’intérieur pour rester vivants. Renversement de notre quotidien. De nos habitudes. Ébranlement de notre sentiment de maîtrise totale de notre destinée. Comme si le destin venait, tout d’un coup, de décider de se rappeler à notre bon souvenir. A casa. Tous à la maison ! Situation inédite. La distanciation physique comme voie de sauvegarde du lien social. La limitation de la liberté d’aller et venir comme ultime moyen de préserver la liberté tout court. Appel au civisme : « Restez chez vous pour sauver des vies !»
Voguer d’un ciel à l’autre. Découvrir d’autres façons d’habiter la planète
Confinement. Mais que faire de tout ce temps libre en accès accidentel ? Comment mettre à contribution, à l’ouvrage, ce temps libre brusque, déconcertant, déroutant ?
Temps libre, temps des choses de l’esprit. Quelques morceaux de musiques. En streaming « Let it be…», la lumière des Beatles et le meilleur de Marley, «Three little birds » en bain de soleil : « Rise up this morning… Je me suis levé ce matin, souriant avec le soleil levant. » La beauté d’une mélodie. Jouir d’être vivants.
Ecouter et lire. Lire pour échapper à l’enfermement. Ressorties les œuvres de Walter Benjamin et de Maya Angelou, la femme phénoménale qui sait pourquoi chante l’oiseau en cage. Lu et relu « A long walk to freedom » de Nelson Mandela, l’apôtre de l’Ubuntu : Je suis parce que nous sommes. Lire pour sortir de l’enfermement, changer de latitudes, s’évader. Voguer d’un ciel à l’autre. Découvrir d’autres façons d’habiter la planète. D’autres vertus, d’autres beautés, d’autres façons de redonner des couleurs à son intérieur. Voyager pour se redécouvrir. Se soucier du monde, c’est se soucier de soi.
A casa. A la maison. Se retrouver. Le temps des retrouvailles. Les enfants ont grandi. On ne s’en était pas aperçu. Les parents ont pris de l’âge. On ne l’avait pas remarqué. La maison. A la maison. Retrouver la profondeur de la maison. Les sentiments. Les émotions. Se regarder et apprendre à se reconnaître. Recouvrer la vision de ce que nous sommes. Prendre son temps. Le temps de vivre. « Andra tutto bene » ; tout finira bien.
A casa. A la maison. Et à travers la fenêtre, dehors les rues désertées. Vides. Tristes. Ghost cities. Le monde à l’arrêt. Ralentissement de la vie économique. Contraction de la vie sociale.
Et entre deux nouvelles du quotidien, au-delà du rebord de nos fenêtres, l’écho de la détresse des destins sans foyers de repli. Les destins en contrebas de la prospérité qui traînent leurs corps fatigués dans les souterrains rocailleux de la précarité. Sommes-nous vraiment tous locataires du même temps, de la même manière ?
Comment pourrions-nous continuer à cheminer, les yeux fermés, au jour le jour, comme avant ?
Et en des lieux encore plus éloignés, la chose qui creuse, là-bas aussi, la terre. Quelque part à Ouagadougou, quelque part à Johannesburg, à Lagos, à Dakar, à Addis-Abeba, à Yaoundé, au Caire. Après l’Asie, l’Europe, l’Amérique, l’Afrique. Poussée sur tous les continents. Expansion universelle de cette chose invisible comme une ombre insidieuse, diffuse, effrayante qui surgit là où on ne l’attend pas. Quand on ne l’attend pas.
Et inutiles les agenouillements et les mains levées vers le ciel. Inutiles les fauteuils élevés. Inutile le froid du grand nord. Inutile la chaleur tropicale. Épreuve planétaire. Tous lointains, tous proches.
Confinement. Coronavirus. Cette petite chose, dans sa soudaineté terrifiante, nous a réveillés au réel de notre monde. Interrogations sur nos façons d’être, nos façons de produire, de consommer, de nous alimenter, de prendre soin les uns des autres, de partager, d’interagir. Interrogations sur les ruptures d’équilibres entre nous-mêmes, entre contemporains, entre générations, entre l’humain et son milieu, entre l’humain et le cosmos. Confrontation avec nos incohérences.
Qu’est-ce qui relève vraiment de l’essentiel et qu’est-ce qui est de l’ordre de l’accessoire ? Au fil du temps qui coule, que sommes-nous devenus ? Qu’avons-nous oublié au bord du chemin ? Que l’économie n’a de signification que mise au service du bien-être de tous les humains. Que la santé est un bien commun sacré. Que le droit à la santé est étroitement lié à l’exercice d’un certain nombre d’autres droits, dont le droit à l’alimentation, au logement, à l’éducation, à la non-discrimination et à l’égalité. Que la misère est une flagrante violation de notre commune dignité. Que la conversation démocratique n’est viable, vivante, vigoureuse, que lorsqu’élargie à toutes celles et ceux qui ne peuvent pas parler, qui n’ont pas droit au chapitre. Que l’humain ne se nourrit pas seulement de pain mais qu’il a tout autant besoin d’élévation culturelle.
Demain le temps de l’Ubuntu ?
Le fait est là : quelque part, au bord de la route nous avons délaissé l’essentiel : l’éthique du refus de l’objectivation de l’humain. Les hommes et les femmes ne sont pas que des facteurs de production, plus ou mois utiles, plus ou moins adéquats; les humains ne sont pas des objets assignables à volonté à des tâches précises le temps de leur jeunesse et de leur vie d’adultes et jetables ensuite à l’heure de la retraite.
Une époque se ferme et nous voilà de plain-pied dans une période ballottée d’incertitudes. Sur la trame du temps à recoudre, lorsque cette brumeuse saison prendra fin, la question du sens des choses ne pourra pas être indéfiniment éludée, esquivée, renvoyée aux calendes grecques. Car comment pourrions-nous continuer à cheminer, les yeux fermés, au jour le jour, comme avant ? Comment pourrions-nous continuer, malgré cette rude expérience , à avancer, l’entendement tourné contre la raison, comme s’il ne s’était rien passé, squattant un temps sans futur clôturé de nouveau par le seul souci du profit immédiat ?
Une autre voie est envisageable : reprendre notre souffle, repenser notre existence, réapprendre à distinguer l’essentiel de l’accessoire, l’important du dérisoire, sortir des discours claquemurés de certitudes, réinterroger nos façons de considérer et de tirer profit de l’espace et du temps, imaginer ce que nous pourrions être. L’audace de la renaissance. Ensemble aussi pour le meilleur ? Demain le temps de l’Ubuntu ?
« Let it be, Let it be… Quand les gens aux cœurs brisés vivant dans le monde seront d’accord, il y aura une réponse. Let it be… Bien qu’ils aient peut-être été divisés, il y a toujours une chance qu’ils voient… Let it be…Et quand la nuit est nuageuse, il y a toujours une lumière qui m’éclaire, qui m’éclaire jusqu’à demain. Let it be, Let it be…»
3 commentaires
Bravo mon frère,bravo camarade pour ce bel article qui donne à réfléchir dans ces temps moroses d’incertitude que tu as si bien décrits
Irénée,Domboué ,militant panafricain et Sankariste résidant à Montpellier
Vous avez si bien decrit la situation que le moindre ajout serait surcharge frero!
Bravo
Inspirant, Inspirant, Profondément Inspirant