En 1984, un pont aérien, « l’Opération Moïse », rapatrie en Israël 16 000 Juifs éthiopiens. On les désigne en amharique, sous l’appellation péjorative de « Falashas », c’est-à-dire « les sans-terre », « les sans-racines » mais eux se nomment les « Beta Israël » – la Maison d’Israël. Mai 1991, un autre pont aérien, « l’Opération Salomon », permet d’acheminer vers l’Etat hébreu 14 000 autres Beta Israël en l’espace de quarante-huit heures. Beta Israël qui seraient – selon une version de la tradition orale – les descendants des Israélites ayant accompagné le prince Ménélik, fils du roi Salomon et de la reine de Saba lorsqu’il apporta l’arche d’alliance en Éthiopie, au Xème siècle av. J.-C. Une seconde tradition affirme que les Beta Israël seraient les descendants de la tribu israélite de Dan, l’une des « Dix tribus perdues d’Israël » ( déportées par les Assyriens en -722 av. J.-C. ). Texte de David Gakunzi.
Shema…
La vie obscure dans les montagnes du Gondar, les Beta Israël récitaient de génération en génération, siècle après siècle, la même prière.
Shema, Shema Israël…
Peuple secret d’âge, ils étaient lointains de vieillesse mais leur mémoire, vivace de jeunesse, n’était point fossilisée d’amnésie.
Attendre. Ils attendaient. Attendre envers et contre tout. Savoir attendre. Attendre comme on attend un jour de grâce. Attendre. Le temps leur disait prophétiquement d’attendre. Ils attendaient. Ils avaient tout leur temps. Ils vivaient dans une autre temporalité. Ils ne convoitaient ni les richesses qu’ils ne possédaient pas, ni l’opulence terrestre ; ils cultivaient ce qui leur avait permis de traverser vivant toutes les épreuves de toutes les époques. Ils faisaient partie d’un autre imaginaire. Ils étaient d’une autre appartenance. Le regard tourné vers le passé et le futur, ils pouvaient tout endurer. Ils n’étaient pas englués dans le présent. Ils attendaient.
L’attente comme espoir et utopie
L’attente comme espoir et utopie. Un jour… Un de ces jours… Si… si venaient, si venaient dans le rayonnement bleu azur de l’infini du ciel, si venaient aux premiers rayons de l’astre, les ailes d’un oiseau… Les ailes de l’oiseau. Attendre. Ils attendaient. Ils espéraient. Ils ne savaient ni le jour ni l’heure mais ils savaient le lieu et, de foi, ils chantaient : « Des quatre coins de la terre, les prêtres et les prophètes se rassembleront et se prosterneront à Jérusalem. Les rois et les princes, les grands chefs et les juges se réuniront et se prosterneront à Jérusalem. »
Shema, Shema Israël…
Cette demeure. Dans la valse du temps et de l’espace, cette demeure que l’on habite pas et qui vous habite. Ce lieu quelque part, familier et inconnu. Cet endroit qui n’a jamais cessé d’exister et qui continue d’exister. Cet espace de l’éternel présent à retrouver.
Là-bas. Là-bas, serait un autre destin. Là-bas, lieu de réalisation, la vie sera peut-être tout aussi hantée par les difficultés de l’existence mais les jours ne seraient plus cette peine sans intermittence. Là-bas, ils ne seraient plus traités de féticheurs méprisables à l’odeur diabolique ; là-bas, ils ne seraient plus dénigrés, diffamés, accusés d’être des sorciers-envoûteurs mal tournés. Là-bas, la lignée de noblesse recousue, ils renoueraient avec le fil des temps. Là-bas, Yerushalayim ville d’or et de lumière. Jérusalem. Le temps était venu de marcher vers Jérusalem. Waraka ! Debout ! disaient ceux qui savaient à ceux qui ne savaient pas. Debout, nous allons vers Jérusalem ! Debout ! Waraka !
La lune veillait. La route fut périlleuse. La jungle, les rivières déchaînées, les attaques des détrousseurs sans cœurs. La faim qui engloutissait, engloutissait jeunes et vieux, femmes et enfants sans pitié. Les camps de réfugiés au Soudan. Mais le rêve était en marche. Le rêve marchait. Marchait.
Les Beta Israël étaient de retour, de frisson et d’extase, la beauté de vertu
Opération Moïse. Opération Salomon. Le retour au lieu du commencement. Il n’y eut pas de mer rouge scindée en deux rivages mais des nuages fendues par les ailes de la puissance métallique ! L’esprit flottant, les corps portés au bout des ailes, les Beta Israël planaient. Non, ce n’était pas une douce illusion : les Juifs éthiopiens, les Beta Israël étaient de retour, de frisson et d’extase, la beauté de vertu.
Shema Israël…
Beta Israël. Beta. Beth comme la première lettre du mot qui dit la trame qui soutient et accueille la vie ; Beth comme la première lettre du Livre, qui dit le grand commencement.
Shema, Shema Israël…
Mais de quelle source remonte l’histoire ? De quel départ ? De quel retour ? De quelle promesse ?
Les yeux fermés, bénissant la vie, au-delà de l’instant, la transmission. La transmission de la transmission. Celui qui transmet n’est ni le premier ni le dernier.
Photo : Ethiopian Olim Children–15 janvier 1985 © Harnik Nati