Bertrand Schwartz, fondateur de l’association « Moderniser Sans Exclure », a consacré sa carrière à l’insertion sociale et professionnelle des jeunes, avec le souci permanent de réduire l’inégalité des chances.
Bertrand Schwartz est né le 26 février 1919. Deux frères l’avaient précédé : Laurent deviendra le célèbre grand mathématicien (médaille Fields 1950), Daniel (37) fondera l’école française de statistiques médicales à la base des travaux sur l’épidémiologie. Bertrand avait coutume de dire avec son humour toujours présent « je suis le dernier et le moins intelligent ». Il entre à Polytechnique en 1939 ; en 1943, après six mois passés dans les prisons espagnoles, il rejoint les Forces françaises libres et la division Leclerc, il participe au débarquement de Normandie et à la libération de Paris. C’est au cours des combats pour la Libération que, jeune officier, il découvre la force de l’engagement des combattant sans grade qui l’entourent, il dira : « Je sais ce que je leur dois ». Il ne supportera jamais le mépris avec lequel pouvaient être traitées les personnes considérées comme au bas de l’échelle.
L’expérience de la mine
Après la guerre, Bertrand Schwartz reprend ses études à l’Ecoles des mines de Paris dans le cadre du corps des Mines. Auparavant, il prend l’initiative d’effectuer un stage de six mois comme ouvrier mineur dans une mine de charbon. Cette expérience au fond de la mine marquera profondément sa perception du monde du travail ; il connaîtra le courage, le savoir-faire, la solidarité des mineurs exposés à des risques multiples en front de taille de mines souterraines. Il gardera toujours un grand respect pour les travailleurs jugés peu qualifiés et saura établir des liens de confiance avec eux.
Bertrand Schwartz : un pédagogue réformateur
Souhaitant développer son activité professionnelle dans l’enseignement, il est nommé en 1948 professeur d’exploitation des mines à l’Ecole des mines de Nancy ; il en assurera la direction en 1957. Constatant les ressentiments des élèves, il rencontre les anciens élèves et leurs employeurs, en déduit ses premières hypothèses et engagera peu à peu de profondes réformes. Il fait évoluer les cours théoriques, il réforme en profondeur les modalités des stages et construit avec les enseignants et les élèves les articulations entre savoir théorique et observations faites pendant les stages.
Cette réforme lança les bases d’une pédagogie interactive introduisant les travaux dirigés, l’apprentissage par projet et les travaux de groupes. En donnant aux élèves une connaissance du monde du travail, en permettant l’apprentissage de l’utilisation des savoirs, elle les responsabilise, renforce leur autonomie, leur créativité, leur goût du concret et de l’action.
Aider les adultes à vivre les changements de nos sociétés
En 1960, Bertrand Schwartz sera sollicité pour diriger le CUCES, Centre universitaire de coopération économique et sociale de Nancy. C’est le départ d’une vie professionnelle consacrée à la formation des adultes, en particulier les moins qualifiés, à l’insertion sociale et professionnelle des jeunes en difficulté, à la lutte contre l’exclusion.
Dans son livre Moderniser sans exclure paru en 1994, Bertrand Schwartz décrit quelques-uns des chantiers qu’il a conduits. Il nous éclaire dans l’introduction sur la vision sociale qui l’anime : « Depuis trente-cinq ans, toutes les actions que j’ai menées ont été soutenues par cette visée sociale : réduire l’inégalité des chances. Parce que si l’égalité des chances n’existe pas – et l’admettant, je suis plus réaliste qu’idéaliste -, je ne puis me faire aux inégalités telles qu’elles existent, aux injustices qu’elles entraînent, et je refuserai toujours de m’y résigner. D’où ce livre, destiné à faire partager cette visée au plus grand nombre, et d’abord à convaincre que les changements accélérés de nos sociétés ne peuvent se poursuivre en laissant de côté des fractions entières de population. Parce que personne, à mon sens, ne peut penser tranquillement que la modernisation économique ne peut se développer qu’au prix de l’exclusion des personnes les moins favorisées ».
Cette conviction a marque la manière dont il a conduit de grandes missions difficiles en faisant preuve de beaucoup d’innovation pour mobiliser les acteurs. Trois chantiers seront brièvement rappelés ci-dessous pour illustrer sa démarche.
Une action de formation collective : Briey 1964
Le CUCES est un organisme rapprochant l’Université et les entreprises, crée par les acteurs économiques et sociaux locaux pour développer des cycles destinés au perfectionnement des ingénieurs et cadres mais il est également ouvert aux ouvriers au titre de la promotion supérieure du travail.
En 1964, la décision prise par la sidérurgie de fermer les mines de fer de Lorraine amena des syndicalistes à demander à Bertrand Schwartz de créer un centre de formation dans bassin de Briey. Bertrand Schwartz se transforma en « chef de projet », convaincu qu’il fallait inventer avec eux de nouveaux types de formations en partant de leur vécu, de leurs demandes et que, pour lutter contre l’exclusion, la pédagogie universitaire traditionnelle n’est pas la mieux placée.
L’insertion professionnelle des jeunes et la création des missions locales
En juin 1981, le Premier ministre Pierre Mauroy adresse une lettre de mission à Bertrand Schwartz lui demandant d’établir un rapport pour le 15 septembre sur l’insertion professionnelle des jeunes. Le rapport a été rédigé à partir des propositions reçues de gens de terrain qui avaient vécu depuis des années avec des jeunes en difficultés dans le cadre de leur travail dans l’administration ou dans les associations. Ce rapport insista sur la nécessité de qualifier les jeunes, de mobiliser les entreprises comme partenaires de la formation, d’engager des transformations de l’action publique et d’organiser une mobilisation institutionnelle et sociale.
Ce rapport servit de base à la création en 1982 des missions locales, structures légères permettant de faire travailler ensemble, sous l’autorité d’un élu, administrations, associations, partenaires sociaux, afin d’assurer l’accueil et l’écoute des jeunes et d’améliorer l’efficacité des actions en faveur de l’insertion. Ces missions locales conçues pour être à proximité des jeunes, dont le nombre dépasse 400 sur le territoire national, poursuivent leur activités en gardant vivant les messages de Bertrand Schwartz, notamment ceux formulés lors de la réédition en 2007, du rapport 1981 sur l’insertion des jeunes : « Dans ce travail auquel je vous appelle, ne cherchez pas des modèles ou des recettes mais intéressez-vous à la manière dont les jeunes regardent l’avenir et écoutez-les … car là est-ce que sera demain. »
Mars 1990, création de l’association Moderniser sans exclure (MSE)
« Il y a des gens que l’on n’écoute jamais, c’est la première forme de l’exclusion. Parce qu’ils sont de milieux modestes et qu’ils n’ont pas fait d’études, on estime qu’ils n’ont rien à dire, et d’ailleurs qu’ils ne savent pas s’exprimer. C’est parce que nous pensons au contraire que toute personne mérite d’être entendue que nous avons fondé l’association Moderniser sans exclure. Depuis plusieurs années, notre travail de médiation sociale nous a permis de mettre à jour l’extrême richesse de ceux qui ne parlent généralement pas. C’est par l’écoute évidemment que tout a commencé. »
Sous l’impulsion de Bertrand Schwartz, l’association a été créée par 30 entreprises, 6 organisations syndicales, avec l’appui des pouvoirs publics. Son but était de montrer qu’il n’y a pas de contradiction mais complémentarité entre d’une part, moderniser et améliorer la compétitivité des entreprises et, d’autre part, former et qualifier des personnes de faibles niveaux de savoir et de qualification ; qu’insérer des jeunes de faibles niveaux de formation et maintenir dans l’emploi des salariés peu qualifiés en les formant est, sous certaines conditions, un apport essentiel à l’entreprise ; et que, par une mobilisation collective, on peut ainsi moderniser dans la solidarité alors que la tendance actuelle d’exclusion systématique est nuisible et incohérente.
Automédiatisation
Après la réalisation de quelques films produits par les médias publics montrant des actions de modernisation-requalification réussies, l’activité de MSE s’est centrée sur une démarche permettant aux jeunes en chantier d’insertion de prendre en mains leur propre communication en réalisant des films « d’automédiatisation ». Ces « automédiatisations » ont permis d’écouler et d’entendre les jeunes d’une façon tout à fait originale ; ces productions audiovisuelles ont constitué un remarquable outil de médiation.
Plus de 150 films ont ainsi été produits, ils constituent encore aujourd’hui une base documentaire d’une très grande richesse.
Cinq principes à respecter
En 2007, Bertrand Schwartz a formulé cinq principes qui peuvent nous aider à observer, écouter, débattre et laisser tomber les préjugés :
- Développer la recherche-action collective : « recherche » parce qu’elle s’insère étroitement dans une démarche d’innovation sociale ; « action » parce que le déroulement modifie constamment, par son évaluation, l’action elle-même ; « collective » parce qu’elle a pour principe d’impliquer tous les acteurs qui font vivre l’innovation lancée.
- Organiser l’écoute de telle sorte que pour les groupes d’acteurs, ayant chacun leur manière de poser le problème, la solution soit en eux et émane d’eux.
- Assurer le consensus minimum, signifiant que le but à atteindre parce qu’une expérience ne se développe efficacement que si elle est portée par l’ensemble des acteurs.
- Afficher la place de chaque personne, de façon à ce qu’elle soit claire aux yeux de tous, favorisant la conscience qu’a une personne du rôle qu’elle se donne et qu’on lui confie. Le simple fait de donner la parole à ceux qui ne sont habituellement pas consultés leur donne une place qu’ils n’avaient pas auparavant.
- Le concret… car travailler sur des cas vécus conduit à la réflexion et à la compréhension alors que l’abstrait permet de s’abriter derrière des généralités.
Une œuvre qui perdure
Bertrand Schwartz nous a quitté le 30 juillet 2016. On lui donnait le titre de professeur et pourtant il n’a pas cherché à fonder une école, à avoir des élèves, à imposer sa vérité, mais il laisse de nombreux compagnons de route marqués par sa révolte contre les injustices et par son combat pour que a société prenne en compte et non en charge les laissés-pour-compte. Dans la lutte contre l’exclusion, la formation est un levier ; avec sa rigueur d’analyse, il a montré concrètement que des réponses existaient et que c’était l‘intérêt de la société et des entreprises de les engager.
A une question posée en 2002 : vous travaillez toujours, qu’est-ce qui vous donne cette énergie ? Bertrand répondit : « Je suis toujours révolté par l’injustice, les inégalités, ces vies de jeunes qui se consument, je ne m’y fais pas. »