Extrait du texte « Le siècle de la peur » d’Albert Camus paru dans Combat en 1948. Camus nous est plus éclairant que jamais en ces temps où l’on pense de moins en moins avec lucidité et humanité.
Le XVIIe siècle a été le siècle des mathématiques, le XVIIIe celui des sciences physiques, et le XIXe celui de la biologie. Notre XXe siècle est le siècle de la peur. On me dira que ce n’est pas là une science. Mais d’abord la science y est pour quelque chose, puisque ses derniers progrès théoriques l’ont amenée à se nier elle-même et puisque ses perfectionnements pratiques menacent la terre entière de destruction. De plus, si la peur en elle-même ne peut être considérée comme une science, il n’y a pas de doute qu’elle soit cependant une technique.
Vivre contre un mur, c’est la vie des chiens
Ce qui frappe le plus, en effet, dans le monde où nous vivons, c’est d’abord, et en général, que la plupart des hommes (sauf les croyants de toutes espèces) sont privés d’avenir. Il n’y a pas de vie valable sans projection sur l’avenir, sans promesse de mûrissement et de progrès. Vivre contre un mur, c’est la vie des chiens. Eh bien ! Les hommes de ma génération et de celle qui entre aujourd’hui dans les ateliers et dans les facultés ont vécu et vivent de plus en plus comme des chiens.
Naturellement, ce n’est pas la première fois que des hommes se trouvent devant un avenir matériellement bouché. Mais ils en triomphaient ordinairement par la parole et par le cri. Ils en appelaient à d’autres valeurs, qui faisaient leur espérance. Aujourd’hui personne ne parle plus (sauf ceux qui se répètent), parce que le monde nous paraît mené par des forces aveugles et sourdes qui n’entendront pas les cris d’avertissement, ni les conseils, ni les supplications. Quelque chose en nous a été détruit par le spectacle des années que nous venons de passer. Et ce quelque chose est cette éternelle confiance de l’homme, qui lui a toujours fait croire qu’on pouvait tirer d’un autre homme des réactions humaines en lui parlant le langage de l’humanité. Nous avons vu mentir, avilir, tuer, déporter torturer, et à chaque fois, il n’était pas possible de persuader ceux qui le faisaient de ne pas le faire, parce qu’ils étaient sûrs d’eux, et qu’on ne persuade pas une abstraction, c’est-à-dire le représentant d’une idéologie.
Nous étouffons parmi les gens qui croient avoir absolument raison, que ce soit dans leurs machines ou leurs idées
Le long dialogue des hommes vient de s’arrêter. Et, bien entendu, un homme qu’on ne peut pas persuader est un homme qui fait peur. C’est ainsi qu’à côté des gens qui ne parlaient pas parce que qu’ils jugeaient inutile, s’étalait et s’étale toujours une immense conspiration du silence, acceptée par ceux qui tremblent et qui se donnent de bonnes raisons pour se cacher à eux-mêmes ce tremblement, et suscitée par ceux qui ont intérêt à la faire. « Vous ne devez pas parler de l’épuration des artistes en Russie, parce que cela profitait à la réaction ». « Vous devez vous taire sur le maintien de Franco par les Anglo-saxons, parce que cela profiterait au communisme. » Je disais bien que la peur est une technique.
Entre la peur très générale d’une guerre, que tout le monde prépare et la peur toute particulière des idéologies meurtrières, il est donc vrai que nous vivons dans la terreur. Nous vivons dans la terreur parce que la persuasion n’est plus possible, parce que l’homme a été livré tout entier à l’histoire et qu’il ne peut plus se tourner vers cette part de lui-même, aussi vraie que la part historique, et qu’il retrouve devant la beauté du monde et des visages ; parce que nous vivons dans le monde de l’abstraction, celui des bureaux et des machines, des idées absolues et du messianisme sans nuances. Nous étouffons parmi les gens qui croient avoir absolument raison, que ce soit dans leurs machines ou leurs idées. Et pour tous ceux qui ne peuvent vivre que dans le dialogue et dans l’amitié des hommes, ce silence est la fin du monde. (…)
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Merci pour ce passage de lecture qui nous propulse à nous poser les bonnes questions.