Une société rongée par le racisme est une société qui se décivilise. Le racisme est une laideur. Une violence à la fois symbolique et physique. Il faut écouter la parole des victimes et répondre à leur demande de justice et d’égalité. Texte de David Gakunzi.
La France est un pays libre. Ici, tout le monde peut parler de tout. De tout… sauf de l’essentiel. Il y a des sujets tabous. Des sujets interdits dans ce qui est autorisé. Des sujets clôturés. Des sujets disciplinaires.
Soulevez la question du sexisme, des comportements et des violences faites aux femmes et on vous rétorquera qu’il ne faut pas casser l’ambiance. Que les propos déplacés, les plaisanteries sexistes, les gestes dégradants relèvent du savoir-être et de la finesse gauloise.
Levez le voile sur la question sociale et on vous tombera dessus à bras raccourcis et on vous dira qu’il faut arrêter avec la victimisation. Que le discours sur les inégalités sociales, c’est ringard. Que de toutes les façons, les Français sont des privilégiés qui bénéficient du meilleur système de protection sociale à l’échelle planétaire. Que, pour le reste, que voulez-vous, la pauvreté procède des choix d’ordre personnel. De la responsabilité personnelle. Qu’on y peut rien. Qu’il revient à chacun de se prendre en charge.
La France est un pays dans lequel on peut parler de tout. Sauf de l’égalité des droits
Élevez la voix contre le racisme et votre propos sera jugé déplacé, évacué et vous encourez le risque d’être traité de communautariste invétéré ou de Black Zemmour, la dernière réplique en vogue. Ou alors tout simplement d’être accusé de déclencher un problème qui n’existe que dans votre imaginaire. Car le racisme, voyez-vous, qui ne le sait pas ? C’est là-bas, chez les Ricains ; pas ici en France. Ici, les discriminations raciales sont prohibées par la loi et moralement irrecevables aux yeux de la République. Ici, la ligne de couleur ça n’existe pas.
Mais pourquoi le racisme est-il ce mal qui ne saurait être montré au grand jour ? Quelle est donc la nature de cette question qui ne doit ni apparaître ni être nommée ?
La France est un pays dans lequel la liberté d’expression est garantie. Un pays dans lequel on peut parler de tout calmement. Sauf de l’égalité des droits.
Car il s’agit bien de la question de l’égalité des droits. De l’égalité de traitement. L’égalité, cette reconnaissance de l’égale dignité de toutes les personnes. L’égalité, ce fondement essentiel de la liberté, ce socle essentiel de toutes nos libertés. Or, la contradiction est flagrante entre les principes d’égalité proclamés urbi et orbi et la réalité des faits. Que signifie, en effet, concrètement, au quotidien, l’égalité républicaine, lorsqu’on est Noir(e), lorsqu’on est une femme ou lorsqu’on est une personne issue d’un milieu social défavorisé ?
Etre Noir, je sais ce que cela signifie de par mon expérience. C’est être tenu au seuil de la porte
Noir. Etre Noir ? Je sais ce que cela signifie de par mon expérience: c’est être tenu au seuil de la porte. J’ai sans doute eu beaucoup de chances tout le long de mon parcours, en croisant sur mon chemin des gens d’une grande humanité qui m’ont tendu la main et permis de réaliser mes rêves, mais je sais, de par mon vécu, la douleur de la morsure du racisme. Je sais ce que c’est que d’être prié par le directeur d’une maison d’édition « d’aller vendre les bananes », autrement dit : qu’importe ta notoriété, ton statut et tutti quanti, tu n’es qu’un nègre, tu demeureras un nègre ! Je sais ce que c’est que l’humiliation du contrôle au faciès, encore un autre contrôle, un contrôle de plus qui vous signifie que votre présence dans l’espace du dehors n’est pas de droit mais soumise à autorisation. Je sais ce que c’est que d’être méprisé par la justice lorsque l’on a l’outrecuidance d’oser porter plainte alors que vous auriez dû vous souvenir que vous apparteniez à une couleur tiers-état. Je sais ce que c’est que d’être confronté à un restaurateur, un hôtelier ou un propriétaire de logement qui vous fait comprendre que ça ne va pas être possible parce que vous n’avez pas la couleur de peau qu’il faut. Je sais ce que c’est que d’être renvoyé constamment à un tas de stéréotypes et de préjugés.
Violence. Le racisme c’est la violence. Le racisme c’est la violence symbolique ; c’est la violence physique. L’expérience de la violence. Adama Traoré. Adama Traoré est mort. Adama Traoré n’aurait pas dû mourir. Adama Traoré avait encore des rêves. Des rêves à réaliser. Adama Traoré avait la vie devant lui. Adama Traoré ; des gendarmes. Adama Traoré, un autre corps noir au sol. Une vie arrachée. Une famille au cœur brisé. La tristesse. La colère. La révolte. Adama Traoré, un nom. Chaque nom compte. Adama Traoré un nom qui demeure. Un nom qui demande que justice soit faite. Adama Traoré, la famille a tenu debout. Adama Traoré n’aurait pas dû mourir. Justice pour Adama Traoré et toutes les victimes des brutalités des forces de l’ordre.
Le racisme a profondément décomposé, désarticulé la France dans son langage
Mais que racontent ces brutalités policières ? Que raconte cette tendance à criminaliser les jeunes issus des quartiers et à les assimiler à des corps potentiellement en délits ? Traduction d’une évolution délétère de notre société ? Et que dire de ces propos d’un ministre osant le vocable va-t-en-guerre de « territoires perdus de la République » – au cours d’on ne sait quelle bataille, contre on ne sait quel ennemi ou envahisseur- , pour évoquer le quotidien des cités ? Et qu’est-ce qui aurait donc été perdu et qui serait à reconquérir ? Une langue ? Des valeurs ? Des biens matériels ? Quelle est la nature de cette perte ? Narratif plus qu’inapproprié, extrêmement malheureux déversant avec beaucoup de légèreté un flot de clichés sur les habitants des quartiers figurés en sujets à problèmes.
La triste vérité est celle-là : le racisme a profondément décomposé, désarticulé la France dans son langage, dans sa pensée, dans son articulation ces dernières années. Certes nous célébrons encore collectivement, périodiquement, dans la joie et la bonne humeur, les victoires spectaculaires de notre belle équipe de foot black-blanc-beur en chantant à tue-tête La Marseillaise, bras dessus-bras dessous, fiers de nous montrer au reste du monde en nation modèle qui ne se veut ni noire, ni blanche. Certes. Mais derrière cette belle image, la réalité est chaque année de moins en moins idyllique.
Incapacité à penser l’autre. Incapacité à penser ce que le racisme fait
C’est que le cœur de ce pays s’est sérieusement endurci. Ce qui reste de la pensée s’est abîmé, radicalisé, barricadé dans le rejet de la pluralité, s’est embourbé dans des logiques binaires. Incapacité à penser l’autre. Incapacité à penser ce que le racisme fait. Expulsion du vécu des victimes du racisme dans l’ordre de l’affabulation ou de l’exagération. Développement d’une certaine parole publique humiliante, déployée non pas pour guérir les victimes du racisme de leurs blessures mais pour rajouter des souffrances supplémentaires aux souffrances déjà infligées, subies. Volonté manifeste de radicaliser les contradictions. De tracer des lignes de démarcation. De cliver.
La France va mal. Lorsqu’il y a quelques décennies, j’ai posé mes valises à Paris, le racisme n’était pas à l’époque de mode. Le racisme ne remplissait pas les urnes ; le racisme ne faisait pas l’audimat à la télé. La réalité a évolué depuis et, la parole qui discrimine, parade dorénavant vaillamment partout, dominant les palabres, bavardant tranquillement, non plus enfermée dans des bars réservés aux bofs paumés, mais s’épanchant en prime time, sur les radios et chaines télés grands publics, débitant à la mitraillette, l’intentionnalité malveillante, des sottises en toute impunité, galvanisant les instincts primaires, multipliant les émotions politiques négatives.
Car la parole discriminatoire et insultante, est tombée dans le domaine de l’usage public commun et se pratique en open space. Ce n’est plus le racisme qui relève de l’interdit moral mais bien, de plus en plus, l’antiracisme, exposé en laideur du jour ! La liturgie mortifère mobilisée – avec parfois une certaine dose de mauvaise foi- toutes les paroles antiracistes mélangées sans distinction dans le même lot ? La dénonciation de la ségrégation procéderait non pas d’une aspiration à l’accès aux droits reconnus, ni d’un désir à plus d’intégration sociale, mais plutôt d’un discours de contrebande traduisant une volonté de séparation. L’antiracisme serait du racisme masqué!
Des dispositifs de confiscation des mots et du langage, de mise en silence de ceux et celles qui revendiquent l’égalité
Il s’agit de disqualifier le combat contre le racisme et de rendre les revendications légitimes contre les discriminations impensables et sans voix. Une seule parole doit subsister : celle qui dit que le racisme en France ça n’existe pas. Recours à une censure qui ne dit pas son nom. Censure par des dispositifs discursifs imposant des restrictions à la parole qui dit le cri des discriminés. Des dispositifs discursifs de fabrication d’une parole dominante, redondante, agissante, piétinant l’altérite au nom d’un universalisme dévoyé, renforçant des rapports de dominance. Des dispositifs de confiscation des mots et du langage, de mise en silence de ceux et celles qui revendiquent l’égalité, renvoyés à leur invisibilité. A leur anonymat. Il y a ceux qui parlent, ceux qui donnent la parole, ceux dont la parole occupe l’espace public, ceux qui disent et doivent être écoutés et puis il y a ceux qui sont appelés à se taire ; ceux qui sont dits. Ceux et celles auxquels il est contesté le droit inhérent à la dignité humaine : celui de revendiquer.
Voilà où nous en sommes à force, au fil des années, de refuser de prendre en compte les évolutions sociétales et les mutations en cours ainsi que les nouvelles revendications citoyennes et démocratiques. Voilà où nous en sommes, incapables que nous sommes devenus d’accueillir de nouvelles paroles, de penser notre époque et d’inventer d’autres manières d’être ensemble. Voilà où nous en sommes depuis que la pensée des Lacan, Sartre, Aron, Foucault, Althusser, Beauvoir, Camus et compagnie de lumière et d’humanité, a été suppléé par le néant. Le vide qui enferme dans le cachot de l’obscurité.
Que cherchons-nous lorsque nous refusons avec autant d’entêtement d’écouter les victimes du racisme ?
Mais quel est ce mauvais vent qui nous pousse ainsi à nous éloigner de la lumière, à nous couper de ce que nous disons être ? Que cherchons-nous lorsque nous refusons avec autant d’entêtement d’écouter les victimes du racisme ? Et que voulons-nous lorsque nous demeurons hermétiquement fermés et inaccessibles aux voix féministes remettant en cause la domination sexiste ? Qu’espérons-nous en définitive lorsque nous n’avons plus que le mépris comme réponse mécanique à toute revendication sociale ? Où le projet politique d’égalité, condition ontologique de notre liberté, de nos libertés ?
Mais quel temps fait-il en France ?
Une génération est en marche réinventant le changement dans ses propres termes. Demeurer sourd et aveugle à son cri, relèverait d’une faute.
David Gakunzi est l’auteur de “Ce rêve qui dure encore“, ouvrage paru en décembre 2023 chez Temps universel.
1 commentaire
Merci pour ce texte fort ,vous lire est déjà une paix en soi .
Une société qui se perd, qui ne pense plus ,qui ne voit plus, qui n’écoute plus ce que l’autre dit est une société en perdition sans humanité .ou l on joue sur la couleur de peau ,qui ne comprend plus qu un homme ressemble à l autre, constitué de chair et d’os, de pleur de rire de joie de peine .
Je pense que nous pouvons avec des personnes comme vous ; éduquer ,agir , parler , faire des maux des mots ,pour se rassembler pour vivre avec ;
« un beau temps en France et dans le monde ».